Isabel Sandoval parle d'une voix feutrée. Son timbre peine à percer le brouhaha du restaurant parisien dans lequel nous la rencontrons. Pourtant, ses mots résonnent forts. La cinéaste et actrice philippine, née à Cebu City et aujourd'hui installée aux Etats-Unis, ne cache pas son indignation contre ce gouvernement Trump qui oppresse et blesse les minorités.
C'est cette colère sourde qu'elle a injectée dans son troisième long-métrage, Brooklyn Secret. L'histoire d'Olivia, une soignante qui travaille chez une grand-mère russe ashkénaze à Brooklyn. Une immigrée précaire comme tant d'autres qui se bat pour régulariser sa situation, quitte à organiser un mariage blanc. Jusqu'à ce que l'amour, le vrai, se pointe. Dans ce film délicat, sentiments et drame social s'entremêlent dans une tension douloureuse et mutique, les non-dits se font assourdissants. Et rongent la fragile Olivia dont on suit ici la bouleversante émancipation.
La réalisatrice féministe transgenre nous parle de ce récit intime, inspiré de sa propre trajectoire, qu'elle conçoit comme "un acte de résistance". Et de la nécessité de faire valoir un cinéma inclusif.
Isabel Sandoval : En tant que réalisatrice, je suis attirée par des films qui parlent de destins de femmes, surtout des femmes marginalisées qui sont forcées à faire des choix très intimes et personnels dans des contextes oppressifs et politiques. C'est ainsi que mon deuxième film Apparitions parlait de nonnes catholiques aux Philippines pendant la dictature de Marcos.
Pour Brooklyn Secret, j'étais en train de finir ma transition lorsque j'étais en train de l'écrire. Et cela correspondait également à l'élection de Trump en 2016. Je me sentais très angoissée et tendue. Etant femme transgenre philippine immigrée, cela a été le point de départ pour raconter cette histoire.
I.S. : Je lui ai apporté ma résilience en tant que personne qui essaie de survivre, mais aussi sa détermination. Car Olivia est déterminée à obtenir un statut légal. Aimer pour elle est un luxe car sa priorité est surtout de trouver un moyen de survivre dans un monde oppressif comme les Etats-Unis de Donald Trump.
Avez-vous vous-même été confrontée à ces problèmes de passeport et de carte verte ?
I.S. : Oui. Par exemple, la scène dans laquelle on voit que le passeport d'Olivia comporte toujours son ancien nom masculin est basée sur ma propre expérience. J'ai une carte verte américaine sur laquelle il est inscrit "Isabel" et qui précise que je suis une femme. Mais j'ai un passeport philippin avec mon ancien nom et mon ancien genre.
En septembre dernier, lorsque je suis allée à l'avant-première du film à la Mostra de Venise, c'était la première fois que je sortais des Etats-Unis depuis plusieurs années, et j'avoue, j'étais très nerveuse en reprenant l'avion pour New York. Vu l'administration américaine actuelle, on ne peut jamais savoir si on ne va pas être harcelée ou interrogée...
La transidentité d'Olivia n'est finalement qu'accessoire dans le film.
I.S. : Brooklyn Secret commence là de nombreux films sur les personnes transgenres se finissent. Car ces films se concentrent surtout sur la transition. Mais ici, la transition d'Olivia est déjà faite, c'est du passé. Et Olivia vit sa vie. Son histoire se concentre sur sa quête pour acquérir ses papiers d'immigration. Ainsi, on la voit en tant que femme à part entière.
I.S. : Oui. Car je voulais que la présence du concept soit plus forte par son absence. C'est l'éléphant dans la chambre. Seul un personnage parle à un moment de "travelo". Le personnage d'Alex, l'homme dont Olivia tombe amoureuse, ne le mentionne jamais parce que c'est un tabou et qu'il ne peut pas admettre qu'il est en train de développer des sentiments pour une personne trans.
I.S. : Le désir et le plaisir sexuel des femmes au cinéma ne sont pas souvent montrés. Par exemple, pour la scène de sexe entre Alex et Olivia, je voulais que la caméra se focalise sur son visage en pleine extase et toutes les émotions qu'elle ressent. La scène n'est pas seulement une scène de sexe, mais aussi un moment où elle s'autorise à expérimenter son plaisir tout en ressentant cette tension intime avec un homme qui ne sait pas qu'elle est transgenre et la peur de sa réaction s'il le découvrait.
I.S. : Oui, parce que clairement, la scène de sexe de La vie d'Adèle a été filmée pour les spectateurs masculins. D'ailleurs, même Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos ont admis avoir eu l'impression d'être exploitées par Abdellatif Kechiche. Brooklyn Secret est comme un antidote à ce type de cinéma. Je voulais montrer quelque chose qui m'était familier : mon plaisir en tant que femme et femme trans.
I.S. : Oui, il y avait des influences de Jeanne Dielman de Chantal Akerman avec des scènes domestiques. Il y a aussi ce montage au début et à la fin qui montrent des scènes extérieures de Brooklyn : elles font écho à son documentaire News from Home avec des plans statiques sur le New York des années 70.
I.S. : Je pense que c'est d'autant plus important aujourd'hui parce que nous vivons dans un climat politique d'oppression, de censure, dans lequel on veut nous réduire au silence. Le simple fait que je sois capable de faire un film comme celui-ci est un acte politique, une affirmation de mon identité et de ma voix, quelle que soit la qualité du film. Le simple fait que le film existe est un acte de résistance.
I.S. : C'est intéressant parce qu'aux Etats-Unis, à Hollywood, on ne financerait jamais un film comme Brooklyn Secret, surtout sachant qu'une vraie femme transgenre y tient le rôle principal, que la réalisatrice est une femme trans et qu'elle n'est pas blanche. Mais sur la scène indépendante, il y a des institutions qui aident et soutiennent les réalisatrices et réalisateurs issu·e·s des minorités, qu'ils et elles soient des femmes, des personnes LGBTQ ou des minorités ethniques. Et j'ai eu la chance d'être soutenue par l'une de ces institutions pour raconter cette histoire.
I.S. : Pour moi, il s'agissait de parler de l'histoire d'Olivia qui récupère sa dignité. D'où cette fin inattendue, qui tranche avec ce que les gens attendent et voudraient. On s'attend à un dénouement sous forme de happy end. Mais en fait, c'est là que nous réalisons que plus encore que son statut d'immigration, elle veut avant tout conserver sa dignité. Elle a partagé ses secrets les plus profonds avec un homme qui va exploiter sa confiance. Qu'elle soit capable de contrôler son propre futur, c'est le plus important.
Brooklyn Secret
Sortie 1er juillet 2020 en salle
Un film d'Isabel Sandoval
avec Isabel Sandoval, Eamon Farren...