Culture
Comment le nu féminin est devenu féministe
Publié le 22 avril 2021 à 18:54
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Dans son minutieux "L'érotisme dans l'art", l'écrivaine Laurence Dionigi retrace des siècles de représentations du sexe, du désir et des corps sur la Toile, et notamment des corps féminins. Des nus érotiques, mais aussi politiques. Panorama en compagnie de la spécialiste.
"Pygmalion et Galatea" de Jean-Léon Gérôme (1890) "Pygmalion et Galatea" de Jean-Léon Gérôme (1890)© Les Editions Ovadia
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C'est une fresque historique aussi limpide qu'une visite au Musée. Dans son ambitieux et abondamment illustré livre L'érotisme dans l'art, l'écrivaine et militante pour les droits des femmes Laurence Dionigi parcourt des siècles d'oeuvres d'art érotiques - sculptures, tableaux, photographies, performances. Des premiers vestiges préhistoriques à l'effigie du corps féminin aux portfolios body positive de l'ère Instagram, en passant par les toiles tour à tour conventionnelles et sulfureuses des Romantiques, Impressionnistes, Réalistes...

Bien souvent orchestré par le regard masculin, le nu féminin y est perçu comme un objet pictural aussi fascinant esthétiquement que politiquement. Puisqu'il témoigne toujours de la place accordée aux femmes à une époque donnée, et des injonctions, complexes et fantasmes (hétéronormés) qui les étouffent, l'érotisme se fait toujours le reflet d'un siècle, de ses moeurs, pratiques sexuelles, codes et désirs. De sa complexité également.

Fruit de deux ans de recherches, ce panorama très détaillé nous balade des Allégories divines aux chefs-d'oeuvre de Manet, des fresques antiques orgiaques aux portraits de "blondes vénitiennes", comme pour interroger le sens mouvant de ces nudités faites femmes ou, comme l'énonce l'autrice, de ces "Vénus de l'Histoire".

L'experte revient pour Terrafemina sur ces mille et une réflexions.

Terrafemina : Dans ce vaste panorama, on constate que si la femme a toujours été le principal objet du désir, le regard qui s'est posé sur elle fut quant à lui majoritairement masculin.

Laurence Dionigi : Oui, le regard de l'artiste homme fut longtemps le seul et unique regard académique. A la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, cela a commencé à changer. Mais c'est vrai qu'il y a une dualité entre l'omniprésence de la femme en tant que sujet du désir et son absence en tant qu'artiste.

Ainsi, les première représentations graphiques de la beauté sont féminines. On pense à la Vénus de Willendorf (24 000 à 22 000 av. JC), une statuette en calcaire. Dès la Préhistoire, on s'interroge notamment sur la maternité, qui reste un mystère. En Mésopotamie, l'on va aussi bien représenter les couples et les divinités que les prostituées.

A travers les âges la femme fera l'objet d'un rapport de fascination / répulsion : elle passionne mais on la cache. Au Moyen Age, l'influence de l'Eglise pèse lourdement sur les représentations de son corps, de sa nudité, de sa sensualité. A l'inverse la Renaissance verra quant à elle le sacre d'une femme tour à tour divine, tentatrice, Vénus envoûtante, à la fois allégorique et extraordinaire...

Mais parfois, les regards des artistes témoignent surtout d'une mainmise sur ce corps, pour ainsi dire d'une domestication. Chez le peintre postimpressionniste Paul Gauguin et le peintre figuratif Balthus, il n'est ainsi pas rare de voir des adolescentes et gamines poser comme modèles. On peut dire que leur jeunesse est exaltée à travers le regard lubrique du peintre âgé. Cette pratique était normalisée à l'époque. Dans le livre je cite en ce sens L'Odalisque blonde de François Boucher, dont le modèle est tout aussi jeune - quinze ans.

Est-ce à dire que l'art en dit toujours long sur la place et les droits des femmes dans une époque donnée ?

LD : Oui, d'autant plus que durant longtemps, il fut le moyen d'expression majoritaire. Sous Louis XIV, il était par exemple média de propagande. Des aristocrates s'achetaient les meilleurs artistes pour se voir glorifiés.

A chaque époque, les peintures qui l'accompagnent. Il suffit de voir les tableaux sous l'ère du Romantisme : la femme y est tantôt pudique, tantôt tentatrice. Ou encore les toiles étalées à la période du badinage et du libertinage, au dix huitième siècle, avec des artistes comme Antoine Watteau (Diane au bain). La société était alors plutôt oisive et cela s'exprime à travers l'art, et notamment les nus féminins.

Les représentations du corps féminin et du désir évoluent nettement au dix neuvième siècle (Le Déjeuner sur l'herbe de Manet privilégie par exemple un style anti académique, qui scandalise les institutions), siècle de la révolution industrielle, et ce que dévoilent les toiles Impressionnistes, puis le Fauvisme, le Surréalisme, est en phase avec les changements plus profonds d'une société (avec l'émergence de la classe ouvrière, les luttes des Suffragettes), de ses moeurs, et donc de la place de la femme, de l'expression de ses revendications.

Détail de "L'Exstase de Sainte Thérèsee" de Gian Lorenzo Bernini (1652) © Les Editions Ovadia
Dès la Renaissance cependant, vous affirmez que "le corps de la femme n'est plus considéré comme un péché qu'il convient de cacher". Assiste-t-on déjà à une révolution du regard ?

LD : Longtemps l'interdiction de peindre des nus, à cause de la morale religieuse, a justement été détournée par les peintres à travers la représentation abondante d'allégories, de déesses, de Vénus, plus ou moins alanguies, érotisées voire "olé olé" ! Avec la Renaissance et la remise en cause de l'Église catholique, on commence effectivement à sortir de cette idée selon laquelle le corps de la femme serait péché, qu'il faudrait le cacher.

Cela va de pair avec l'ouverture d'une vision globale sur le monde – c'est le temps des grandes découvertes et explorations, de la philosophie humaniste. Formats, couleurs, perspectives se multiplient dans le domaine de l'art pictural. Et avec cela, la sensualité de ce qui est peint. Des gravures plus "obscènes" d'actes sexuels circulaient déjà auparavant, mais sous le manteau, à cause des pressions et menaces du Clergé notamment.

Les changements de la Renaissance ont donc été radicaux, même si l'on observera un tournant bien plus évident dès le 19e neuvième siècle, où le corps de la femme ne sera plus systématiquement magnifié ou exalté sur les toiles, mais représenté dans toutes ses rondeurs, ses éventuels défauts, d'une manière plus réaliste.

Des peintres comme le préromantique Francisco de Goya (La Maja nue , 1795-1800) ou Édouard Manet (la scandaleuse Olympia en 1863) proposent ainsi des visions plus transgressives et provocatrices en portraitisant des femmes qui aiment être vues, et plus encore être vues nues. Ces modèles semblent ainsi dialoguer avec le désir du spectateur à travers leur regard, les interpeller.

Dans ces tableaux, le modèle défie son public mais aussi l'artiste, ce qui est une forme de pouvoir, celui de la séduction. En quelque sorte, on pourrait parler là de l'expression d'une émancipation.

"L'Odalisque blonde" de Francois Boucher (1752) © Les Editions Ovadia

Qui du modèle ou du peintre, de la femme ou de l'homme, a dès lors le pouvoir sur l'autre ? De même, au dix huitième siècle, un peintre de style rococo comme Jean-Honoré Fragonard, à travers certaines de ses oeuvres, mettra en avant une femme qui n'est plus l'objet de fantasmes masculins mais dont le désir lui est propre.

Au 18e siècle justement, vous rappelez que les représentations d'amours lesbiens sont autorisées car "elles alimentent l'excitation et le désir masculin".

LD : L'homosexualité masculine est interdite par l'Eglise et sa représentation fut longtemps impensable. Le peintre impressionniste Frédéric Bazille par exemple a mis en images le désir que peut ressentir un homme sur un autre homme, mais ses peintures nous renvoient à la fin du dix neuvième siècle, lorsque l'Eglise avait déjà perdu beaucoup de puissance. A contrario, le saphisme, les relations lesbiennes, ont plutôt été autorisées, en terme de représentations académiques, car elles font effectivement partie des fantasmes masculins.

On assiste volontiers à des oeuvres représentant deux femmes ensemble, ou alors un homme accompagné de deux femmes. On pense à François Boucher (La lettre d'amour, 1750), aux Deux Amies de Jean-Jacques Lagrenée. C'est aussi ce que met en scène dès le 16ème siècle Gustave Coubert avec sa toile Paresse et la luxure.

Cet état d'esprit lascif traverse le courant de l'Orientalisme, avec ces visions de harems, de femmes dociles aux poses suggestives, alanguies, comme prêtes à l'acte. Avec, à travers ce courant, un motif tout aussi érotique, celui du dévoilement et de la nudité cachée – jeux de miroirs, voiles, positions des corps mis en scène. Mais là encore, l'on recherche l'expression des désirs féminins par les femmes, cruellement absente.

Malgré les évolutions que vous évoquez, un même motif semble indémodable : la prostituée. Elle traverse tableaux et siècles.

LD : Oui. En Mésopotamie, des scribes mentionnent pour la première fois la notion de prostitution, et des actes sexuels en compagnie d'une prostituée sont rapportés sur des tablettes en argile. A travers les époques, des artistes comme Toulouse Lautrec (Au salon de la rue des Moulins, 1894) et l'impressionniste Edgar Degas (Fête à la patronne, 1877) ont peint la prostitution, le peintre et graveur allemand expressionniste Otto Dix également, de manière beaucoup plus crue (Trois prostituées sur la rue, 1925).

Les représentations des prostituées varient. Elles peuvent dépendre de l'époque qui les voit naître, mais aussi du regard que le peintre pose sur son modèle – celui-ci peut être jeune, miséreux, posant simplement pour avoir un peu de sous, et d'une certaine manière l'artiste l'exploite. D'autant plus exploitées en certaines ères où des maladies comme la syphilis étaient extrêmement présentes.

Mais à l'inverse, certains artistes ont simplement considéré ces prostituées comme des femmes. Leur regard s'est volontiers fait plus sensuel, doux, érigeant ces travailleuses du sexe que la société considère comme des moins que rien, en véritables muses.

Autre leitmotiv décliné à l'envi : la Vénus. Pourquoi importe-t-elle autant dans l'histoire de l'Art ?

LD : Car c'est le symbole de l'Amour ! Une déesse qui inspire les artistes et fait rêver les hommes. C'est pour cela qu'on la retrouve à travers les siècles et les toiles. Elle est comme un emblème de toutes ces femmes anonymes ou non qui ont inspiré les peintres, les sculpteurs, dans des toiles plus ou moins érotisées.

"L'érotisme dans l'art" de Laurence Dionigi. © Les Editions Ovadia

On pense également au Mont de Vénus, expression désignant le pubis. Ou encore au "Gant de Vénus" créé par chirurgien et anatomiste italien Gabriel Fallope, à savoir le premier préservatif de l'Histoire. Vénus incarne l'amour, mais également le désir, ce qui est bien différent.

Et ses représentations peuvent être violentes. On pense notamment à L'enlèvement des Sabines, dépeint par Nicolas Poussin, qui en aucun cas ne sont des scènes d'amour, ce sont des situations de viol ! Erotisées, elles sont représentées comme si elles voulaient s'échapper, il y a comme une culture du viol dans ces tableaux. u Moyen Age, on parlait "d'efforcement" pour parler de viol. L'euphémisation du viol a toujours existé.

Dans le chapitre de fin "Libération des moeurs et des arts", vous explorez les expositions des artistes féminines des années 70 : des créations subversives où le corps, redéfini, est central.

LD : Oui, de nombreuses oeuvres (photographies, performances) trash, crues, parfois sadomasochistes, révolutionnaires, de femmes artistes, surgissent, dans un grand vent de libération qui assume l'extrême. Comme Marina Abramovic, qui, le temps d'une performance, s'est tenue avec son mari à l'entrée de la galerie d'art, l'un en face de l'autre : le public devait passer dans l'espace restreint laissé entre leurs corps pour entrer, et ainsi toucher l'un ou l'autre, cette performance suscitant le désir, l'embarras, la répulsion.

Dans les années soixante dix, des femmes qui ont pu être victimes de violences physiques et sexuelles répondent au système patriarcal en exposant leurs corps. Je pense à l'artiste cubaine Ana Mendieta et à sa performance Rape Scene (1973), où elle représente un viol. On est loin de l'Enlèvement des Sabines ! C'est la réalité crue. Comme une réponse à un corps féminin qui fut des siècles durant instrumentalisé, magnifié, et surtout idéalisé.

Les femmes artistes s'exercent à capter un corps qui n'ait plus à répondre aux "pulsions" masculines, ne soit pas forcément érotisé. On pense notamment au "Cinéma tactile" de l'autrichienne Valie Export : harnachée d'une boîte, l'artiste laisse ses spectateurs et spectatrices toucher ses seins pendant 33 secondes, et interroge ainsi la notion du consentement et le motif de la femme-objet à travers cette performance dérangeante. On sort vraiment de l'académisme, des notions d'art mineur et d'art majeur.

Qu'en est-il de cet érotisme à l'ère Instagram ?

LD : Aujourd'hui, avec l'art numérique, Internet, les formes d'art revendicatif se sont multipliées du côté des artistes féminines. D'un côté, le culte de la pornographie pose la question de l'érotisme : où en est-on vraiment ? De l'autre, on observe une prise de conscience globale du patriarcat et cela passe forcément par l'art, puisqu'elle implique un changement du regard.

La volonté d'illustrer, par la photographie notamment, glisse vers d'autres thématiques, comme le genre, le care, les transidentités. Il n'y a plus vraiment de tabous. Jenny Saville, la femme artiste vivante la plus cotée, a ainsi dédié des toiles féministes aux opérations de chirurgie esthétique, à la liposuccion.

"Clitoriz soufflé" de Laurence Dufay (2017) © Les Editions Ovadia

Le body positivsm donne à voir un corps qui n'est pas meurtrie ou idéalisé, mais normalisé – il est simplement ce qu'il est. Les femmes s'expriment davantage, une femme artiste qui peint des hommes nus ne fait plus scandale. Alexandra Rubinstein avec Thank You Obama peint ainsi son fantasme : le visage de Barack Obama entre les jambes ! (rires) Il y a de la dérision aussi dans ces nouvelles visions de l'érotisme.

A ce titre, le Gang du Clito déploie une démarche artistique décalée qui est également revendicative. Je l'ai mis en couverture car je trouvais cela un peu provocateur (sourire). Aux collèges, aux lycées, ou dans les musées, on a tellement eu l'habitude de voir des sexes masculins, que le déploiement des clitoris aujourd'hui me réjouit. Il y a cinquante ans cela aurait été impensable. Je pense à cette artiste belge, Laurence Dufaÿ, qui a exposé un clitoris géant et assez monstrueux, de deux mètres, en plein coeur de Bruxelles. On dirait une sorte d'insecte !

C'est donc désormais la femme qui peut exprimer son désir, son érotisme. Dans la mesure, finalement, où chacune définit l'érotisme différemment : est ce que quelque chose qui fait rêver ? Qui suscite le désir ? Qui effraie ? Qui perturbe ? Ce curseur peut évidemment changer selon qui l'on est.

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