Impossible de ne pas tomber amoureux·se de "Space Cadet". L'an dernier, cet EP à la pochette très papier mâché (une photo d'ado angoissée plaquée dans un fond spatial) nous enchantait en mixant sonorités nostalgiques, tendance grunge des années 90, jeans troués et guitares incendiaires, spleen teenage et énergie indie rock façon Scott Pilgrim. Ce style-là, c'est celui de son autrice : Beabadoobee. Un pseudo à siffloter comme un air de jazz, une voix céleste, et une musicienne déjà lancée : à seulement 20 ans, Bea Kristi de son vrai nom pourrait bien devenir le prochain phénomène "girls rock".
Et si cette prodigue britannique d'origine philippine demeure plutôt discrète par chez nous, elle fait déjà fureur outre-Atlantique. En 2017, son coup d'essai, Coffee, enflammait les plateformes de streaming. Les deux années suivantes, elle enchaîne les EP et les clips, imposant un univers aussi bien sonore que visuel, largement salué par la critique. En 2019, le tout aussi jeune chanteur Powfu utilise le refrain de "Coffee" pour son entêtant single Death Bed (Coffee for Your Head). Quand un an plus tard la chanson atterrit sur TikTok, elle devient un hit viral - son clip dépasse les 170 millions de vues sur YouTube, et il est très peu probable que vous l'ignoriez.
De quoi épeler de nouveau le nom de Beabadoobee, dont le premier album sortira le 13 octobre prochain. Et alors que dans ses tournées la jeune chanteuse épouse les pas de sa consoeur Clairo, papesse vingtenaire du bedroom pop, ce style musical rêveur et sensible qui doit son nom à ses origines do it yourself (des clips et morceaux enregistrées dans une chambre d'ado), magazines et cérémonies la comparent déjà à Billie Eilish.
Bref, sa route est toute tracée. Mais revenons un peu en arrière.
A l'origine du personnage de Beabadoobee, fille furax et mélancolique aux cheveux tantôt bleus tantôt bruns ou blonds, une histoire d'adolescence comme les autres, ou presque. Bea Kristi tue le temps comme elle peut dans son école catholique, la Sacred Heart High School de Londres. Ce qui n'est jamais simple pour une fille née dans la ville d'Iloílo, au centre de l'archipel des Philippines. "Je me suis toujours sentie comme une étrangère dans cette école dominée par les blancs, [où j'étais] entouré de filles issues de milieux privilégiés. Il y a même eu un moment où je voulais être elles, ce qui m'a finalement dégoûté", se souvient-elle chez Teen Vogue.
En dehors des cours, elle gratte sa première guitare (offerte par son père) dans sa chambre, écoute Green Day, Blink 182, The Smashing Pumpkins. C'est sa phase punk-rock. Une appétence musicale précoce. Dès ses dix ans, elle suivait déjà des cours de violon. En parallèle, c'est sur YouTube qu'elle peaufine ses aptitudes en matant des tutoriels pour guitaristes en herbe.
Références rétros, sentiment d'exclusion : Beabadoobee est déjà là. Il faudra attendre ses dix-sept ans pour que Bea inaugure son nom d'artiste (qui n'était alors qu'un pseudo Insta) en consacrant une légère balade acoustique à son petit ami, Coffee. Petite sensation sur la Toile, le morceau finit par attirer l'attention du label indé Dirty Hit Records, maison-mère de groupes réputés (Wolf Alice, The 1975) qui va s'empresser de la faire signer. Dès lors, les EP vont se succéder : Lice, Patched Up, Loveworm, Space Cadet... C'est bien simple, pour le magazine de référence Rolling Stone, la jeune femme passe illico "d'outsider du lycée à phénomène inoubliable".
Parmi les singles les plus remarquables ? I Wish I Was Stephen Malkmus, déclaration d'amour affolée au chanteur du fameux groupe californien de rock lo-fi Pavement. She Plays Bass, autre chanson énamourée et tonique, dédiée quant à elle à Eliana, sa bassiste et meilleure amie. Ou encore Disappear, parenthèse évanescente qui fait planer comme il faut et traduit sans détour le sentimentalisme cabossé de la chanteuse ("Cause the feeling of the love that I used to have / Well, that shit's disappeared). Des sons qui cumulent des millions de vues sur YouTube.
Bref, en deux ans, tout est allé très vite. Elle le raconte à la revue i-D : "C'est arrivé rapidement, j'ai sorti beaucoup de sons ... Alors que je viens juste de terminer l'école ! Quand je suis entré en studio et que j'ai pu enregistrer ma musique correctement et avoir un groupe, tout est devenu passionnant. Si cool. Comme dans un rêve".
Les rêves, il y en a plein dans Space Cadet, mais ils ressemblent plus à des songes, comme des gribouillis sur un cahier. Des interrogations sur son identité, ses sentiments confus, sa place dans le monde. D'où l'emploi d'un imaginaire céleste, qui résume à la fois les vertiges propres à la jeunesse et ses rêves d'évasion. Mais pas seulement. "Un 'space cadet' [expression anglophone traduisible par "bizarre" ou "tête en l'air", ndlr], c'est un individu qui se sent tout simplement très étrange, étranger. J'ai parfois l'impression de l'être. C'est normal. Ce n'est jamais une mauvaise chose", décrypte-t-elle encore du côté de Vice. Une post-ado qui revendique volontiers son côté freak et ovniesque, donc. Et célèbre la marginalité.
Autodidacte, vénér, différente, voix d'une jeunesse si paumée qu'elle semble dériver dans l'espace... Dans la presse, on compare spontanément Bea Kristi à Kurt Cobain. Elle, de son côté, préfère citer les Moldy Peaches, premier groupe du chanteur Adam Green, duo folk à la fois destroy et romantique. Amour et violence, un combo qu'elle revendique, avec son regard plongé dans le lointain, son vague à l'âme folk et ses envolées électrisantes.
Le cocktail ravit : en 2019, le magazine spécialisé NME l'érigeait en "essentielle nouvelle artiste de l'année", aux côtés d'une certaine Billie Eilish. On est loin du plan de carrière qu'avaient à l'esprit ses parents. "J'ai une famille asiatique très traditionnelle, avec la manière de penser qui va avec", rigole-t-elle aujourd'hui. Du genre à lui proposer de "jouer d'un instrument dans un orchestre" ou de "devenir médecin". Très peu pour elle. "Plus jeune, je m'ennuyais un peu. Je ne savais pas quoi faire de ma vie et j'avais tellement d'émotions en moi. Je n'ai pas su comment les exprimer autrement qu'à travers la musique", poursuit-elle.
Et alors que quelques mois à peine nous séparent de la sortie de son premier album, Fake It Flowers, les clips de Care et Sorry sont venus ensoleiller notre mois d'août en guise de teasers. Des sons incendiaires qui donnent envie de se secouer la tête et de pogoter - une attitude pas vraiment gestes barrières-friendly. De la suite dans les idées pour cette rockstar qui, comme bien des artistes de sa génération, nage dans les influences (Sonic Youth et sa leadeuse Kim Gordon, Elliot Smith, le grunge), sans que celles-ci n'entachent son monde propre.
Si elle n'était pas née à la sortie de ses albums préférés, l'artiste parvient à restituer une vibe 90s troublante, en phase avec un air du temps étrangement rétromaniaque. D'où cette impression de familiarité qui nous envahit à l'écoute de sa voix atemporelle. Celle qui aime à parler de solitude et d'isolement ne l'est plus tant que ça. Ses refrains tantôt doucereux tantôt furieux cartonnent autant sur Soundcloud que sur TikTok et fédèrent une communauté grandissante. Son étrangeté, beaucoup la partagent.
Au fond, rien ne la définit avec plus de justesse que cet encadré de Teen Vogue : "Écouter Beabadoobee, c'est comme se pelotonner dans son sweat à capuche préféré, binge-watcher la série 'Angela 15 ans' ou écrire ses réflexions existentielles dans son journal intime. C'est chaleureux, flou, profondément nostalgique, ultra-cathartique, tout cela à la fois". Pas mieux.