Chantal Birman est sage-femme depuis les années 70. Des accouchements, elle en a accompagnés tellement qu'à un moment, le chiffre avoisinait la population du centre-ville de Clermont-Ferrand, précise-t-elle en riant à la journaliste du Parisien qui lui pose la question.
A plus de 70 ans, celle qui a exercé pendant 40 ans dans les salles de naissance de la maternité des Lilas (Seine-Saint-Denis) - établissement connu pour son engagement envers les droits des femmes - ne sillonne plus uniquement les routes de la région parisienne pour ausculter, conseiller, rassurer les jeunes mamans de ses paroles franches, expertes et bienveillantes.
Non, aujourd'hui, si elle se déplace partout en France, c'est pour la promotion du documentaire de Aude Pépin : A la vie. Un film authentique et bouleversant qui suit, pendant plus d'une heure vingt, la militante féministe auprès de celles qui viennent de mettre au monde leur enfant, et met en lumière les conditions auxquelles sont confrontées ses consoeurs.
"Cette femme est une forme d'icône. C'est grâce à son travail de militantisme que l'autorisation d'avorter est passée de dix à douze semaines", rappelle au journal la réalisatrice.
A l'aube de la retraite et au fil de séquences aussi sororales que poignantes, entre normalisation du tsunami que représente le post-partum et révolte d'un corps de métier "trahi", Chantal Birman constate qu'il reste encore bien des combats à mener. Une chose est sûre cependant : ses actions, ses enseignements et l'accompagnement précieux qu'elle a accordé aux femmes toutes ces années contribueront largement à leur avancée. Echange.
Chantal Birman : Parce que pour l'instant, la parole de ce qui se passe à ce moment-là, après la naissance de l'enfant, n'existe pas. Dans la réalité, ce que l'on montre c'est "le rose et le bleu" (le beau, le mignon, le merveilleux, ndlr). Seulement, autour du bébé, ce n'est pas uniquement rose et bleu.
D'un seul coup, la réalisatrice Aude Pépin demande à montrer autre chose que du rose et du bleu. Elle filme à la fois la situation dans laquelle on met les sages-femmes, et la situation dans laquelle on met les femmes, à cause des conditions de travail des premières. La façon dont on est faite pour quelque chose, et comment on finit par nous faire faire autre chose. L'inverse, progressivement.
C. B. : Par exemple, lors de l'accouchement, on sait que chaque femme possède à l'intérieur d'elle une force inouïe. Certes, c'est très dur d'aller la contacter, mais on est là pour ça ! Pour qu'elle la contacte et pour la révéler à elle-même. Et quand on fait ça en tant que sage-femme, il y a du bonheur. Il y a quelque chose de l'ordre d'une immense joie. De sentir que l'autre va rencontrer cette force, qu'elle va lui servir pour toute sa vie, et de la nécessité de notre présence.
Avec les techniques médicales mises en place - qui sont bien sûr essentielles - on devrait réfléchir à la iatrogénicité de ce que l'on fait, c'est-à-dire réfléchir à quelle complication naît de la médicalisation.
Bien sûr que la douleur de l'accouchement dans plein de cas est intolérable. C'est le moment de faire la péridurale. Et d'ailleurs, laisser un accouchement se poursuivre quand cela devient pratiquement de la torture pour la femme, ce n'est pas juste. On estime à 40 % le nombre de femmes à qui il va falloir faire la péridurale parce que c'est trop dur ou que la femme n'est pas prête.
Mais 60 % des femmes, avec une aide pendant une heure ou deux, sont parfaitement capables d'aller contacter cette force-là, même si elle est effrayante, archaïque et sauvage. Et avec cette force-là, il y a quelque chose de constitutivement humain, et dans ce constitutivement humain, de particulièrement féminin. Et en la rencontrant, on est forte pour toujours.
C. B. : Pas vraiment plus facile, car ce que les sages-femmes ont envie de faire, c'est aussi de l'accompagnement : c'est là qu'est la partie "artistique", si j'ose dire, du métier. Mais elles ne peuvent pas le faire à cause de la quantité de femmes à suivre.
Je vous donne un exemple. Vous êtes de garde, une femme arrive, son col est dilaté à 2 cm et elle gère très bien. Toutes les femmes craquent entre 7 et 9 cm, mais on voit que celle-ci est capable d'aller plus loin. Il n'y a pas trop de monde dans le service alors on l'encourage. Et puis d'un coup, d'autres femmes arrivent pour accoucher en urgence. Donc quand la première femme a besoin de vous, vous n'êtes pas là. Et seule, elle ne passe pas ce cap. Ou alors elle rentre dans un traumatisme réel. Et on vous oblige à la trahir : les conditions de travail font qu'on vous oblige à trahir les femmes et la promesse qu'on leur a faite de les accompagner jusqu'au bout.
Donc, les sages-femmes ne vont plus essayer d'accompagner. Elles encouragent la péridurale pour ne pas trahir, et éviter à la femme de vivre ce moment de solitude puisqu'elle sera anesthésiée. Ça, pour une sage-femme, c'est dur. La femme, elle, ne s'en rend pas vraiment compte. Elle va lire un bouquin, discuter avec son conjoint. On attend que le bébé sorte, si vous voulez. On n'est pas dans une émotion transcendantale. Alors qu'un accouchement, c'est une ascension vertigineuse. Et là, on n'est pas dans le même vécu émotionnel.
C. B. : Exactement. Souvent, les anesthésistes demandent "vous voulez la péridurale ou pas ?" avant même que la patiente ait des contractions. Alors que c'est une question à laquelle on ne peut pas connaître la réponse d'avance. Il y a quelque chose d'injuste et de profondément révoltant. C'est à la femme de choisir son rythme, c'est son corps, c'est son avenir. Ce qui est injuste, c'est de devoir décider avant même aucune expérience de la chose, à cause de conditions de travail.
Alors attention, je ne suis pas anti-péridurale ! Je suis pour que les femmes choisissent, mais pas comme on les fait choisir aujourd'hui. Je me suis battue pour la liberté des femmes d'accoucher sous péridurale, et je suis complètement sciée que ce soit devenu un enfermement. L'inverse du mouvement vers lequel je voulais aller.
Par ailleurs, c'est important de comprendre que ce n'est pas la péridurale qui est synonyme de liberté : c'est la possibilité de la demander ou de ne pas la demander, qui l'est.
C. B. : Oui, je trouve que pour les droits à la contraception et à l'avortement, les jeunes sages-femmes sont très engagées. Elles sont majoritaires. Et celles qui sont contre sont l'exception. Le contraire de ce que j'ai connu lorsque j'étais jeune. La plupart, aujourd'hui, se revendiquent comme féministes. Et je trouve ça très encourageant.
C. B. : Elle est déplorable. Elles ont une formation de base qui est la meilleure dans le monde sur le plan des gestes appris, du savoir emmagasiner des maîtrises de techniques. De ce point de vue là, la sage-femme française est exceptionnelle. En revanche, du point de vue de l'accompagnement humain, elle a perdu énormément. Alors que c'est l'âme, le coeur, je dirais même encore la partie artistique du métier de sage-femme.
C'est justement à cela que Aude Pépin a adhéré. C'est ce qu'elle a voulu montrer. Avec la partie artistique de son métier à elle, elle a voulu sortir de l'ombre la partie artistique du métier de sage-femme. Pourquoi ? Pour dire : il est essentiel à l'humanité. Et jamais aucune autre journaliste ne l'a pensé comme ça.
J'ai beaucoup de gratitude. Elle prend une femme qui est âgée, en fin de carrière et se concentre sur les suites de couches, qui sont soi-disant merveilleuses, pour en montrer la réalité. Et les gens sont touchés.
C. B. : Je vais vous le dire franchement : c'est une injure faite aux femmes. Ces crèmes hydratantes... Enfin je rêve ? Donnez-leur l'argent et elles l'utiliseront mieux. Elles iront se faire masser, elles prendront une ou deux heures de ménage qui seront beaucoup plus utiles. C'est hyper culpabilisant, hyper machiste.
C'est pour quoi, ces produits de beauté ? Qu'on mette des talons hauts avec la balafre de l'épisiotomie, le sang qui coule, les seins qui dégoulinent ? Au moment où on pleure ? Ils veulent qu'on mette un petit coup de crème ? Si ça, ce n'est pas un déni...
C. B. : Les femmes s'intéressent aux alternatives, s'informent à moins de médicalisation. Et la moindre des choses est de respecter cet intérêt. Une partie d'entre elles ont subi des maltraitances gynécologiques. Et les sages-femmes sont conscientes qu'on les instrumentalise vers la maltraitance des femmes. C'est de là que vient la révolte.
D'ailleurs, la mobilisation des sages-femmes est un mouvement extrêmement solidaire de la population. Elles veulent de meilleures conditions pour exercer leur métier. Aujourd'hui, on les contraint à faire un autre métier, et c'est une trahison très profonde.
C. B. : Tout dépend des régimes politiques. Certains vont entraîner effectivement un risque. Si par exemple l'extrême droite ou une droite dure arrivent... On voit bien ce qui se passe au Texas, avec la suppression de l'avortement. Et pourtant, les Etats-Unis sont une démocratie.
Hors démocratie, la liberté des femmes, n'en parlons pas. Mais à l'intérieur des régimes démocratiques, des forces réactionnaires sont également à craindre. Rien n'est jamais acquis. Du jour au lendemain, les choses peuvent régresser. Là, en France, je considère qu'il y a une régression monumentale autour de l'accouchement.
C. B. : Je suis vraiment féministe, mais je pense qu'elles ne peuvent pas le faire sans les hommes. L'endroit où sont les femmes, il y a quand même une responsabilité des hommes qui est énorme. Mais un monde meilleur ne peut pas se construire sans eux. Il va falloir passer par un enseignement mixte. Le but est le dialogue hors pouvoir.
Alors, oui, c'est utopique. Mais c'est à cela que je réfléchis en ce moment. Comment faire pour montrer aux hommes que la véritable force est d'aborder et parler des choses ? Et de montrer aux femmes qu'elles ne sont pas seules, mais qu'il y a des tendresses dont sont capables les hommes qui sont des tricotages de nids plus doux ?
A la vie, un documentaire de Aude Pépin. En salle le 20 octobre.