Dans la course folle de l'Histoire, il est parfois difficile de prendre du recul sur ce qui nous fait. La consommation est l'un des éléments qui a construit notre société et un livre, sorti le 10 octobre, revient sur cette évolution qui a changé le cours du monde à partir de la fin du XIXe siècle, celle de la consommation.
La révolution matérielle, une histoire de la consommation, de Jean-Claude Daumas, professeur d'Histoire économique contemporaine de l'université de Franche-Comté, est absolument passionnant. C'est une somme de connaissances qui offre un recul formidable sur qui nous sommes et sur notre société. C'est une introspection sur notre consommation que l'on ne voit plus de la même manière en ressortant de sa lecture.
En plus de scruter à la loupe l'évolution des habitudes de consommation des Françai·ses, qu'ils ou elles soient bourgeoi·ses, ouvrier·ères, employé·es ou paysan·nes, c'est aussi une formidable loupe sur la manière dont la consommation a évolué en accompagnant les femmes depuis la fin du XIXe siècle.
La journaliste Françoise Giroud le résume dans une phrase prononcée en 1972 et reprise dans le livre : "En France et concrètement, si je compare ma vie quand j'étais sténodactylo avec celle d'une fille d'aujourd'hui touchant un salaire équivalant, il n'y a simplement aucun rapport. Et pas seulement à cause de la Sécurité sociale, à quoi on est moins sensible quand on est très jeune [...] Les charters et les voyages organisés : ce n'était même pas de l'ordre du rêve. Le livre de poche, la litho qu'on achète à Prisunic, le blue-jean et le T-shirt, la purée de pomme de terre faite en trois minutes, le transistor à trois sous, le copain qui a une 2CV d'occasion et on part à quatre à la campagne. Et la pilule, excusez du peu ! Ce n'est pas mieux. C'est un autre univers."
Voici quelques exemples des modes de consommation qui ont permis une forme de libération de la femme et celles-ci ont aidé la consommation à se mettre en place.
A la fin du XIXe siècle, les femmes confectionnent elles-mêmes leurs habits, ou les font faire. A l'époque, on possède peu de vêtements. Les ouvrières, qui dépensent moins d'argent que leur mari, portent le plus souvent des robes noires, en laine ou en coton. Restant plus souvent à la maison, elles sont aussi moins confrontées à la mode bourgeoise.
Le changement vient des bourgeoises des villes. Avec la diffusion plus large des tissus dont les prix baissent, et celle de revues spécialisées, elles se tiennent au courant des dernières modes. Avec l'ouverture des Grands Magasins, les classes moyennes imitent la bourgeoisie. Ils permettent une baisse des prix et la démocratisation de biens comme le textile ou l'ameublement.
L'image de la Parisienne naît au tournant du siècle. Comme l'explique Jean-Claude Dumas, "les journaux féminins tout comme les affiches publicitaires des grands magasins diffusent l'image de la Parisienne chic, toujours habillée à la dernière mode, mais sans exagération, incarnation par excellence du bon goût et de la distinction".
Il cite ainsi le peintre français Jules Cayron qui, en 1904, écrit : "La Parisienne diffère des autres femmes par une élégance pleine de tact, appropriée à chaque circonstance de la vie ; ses caractéristiques sont la sobriété, le goût, une distinction innée et ce quelque chose d'indéfinissable que l'on ne trouve que chez elle, mélange d'allure et de modernisme et que nous appelons le 'chic'." Le mythe de "la Parisienne" est né.
L'essor du vélo libère les femmes au fur et à mesure de la baisse de son prix et de sa démocratisation.
En 1897, dans Les Parisiennes d'à présent, le journaliste George Montorgeuil écrit : "C'est par la bicyclette que se fera l'émancipation de la femme [...] lancée à l'aventure loin du nid".
Avant d'ajouter : "Le pied hardi, la démarche vive, les mains dans les poches, vaquant à son gré et sans compagnon, s'attablant aux terrasses, les jambes croisées, le verbe osé : c'est une bicycliste."
Et puis, comment vont-elles s'habiller ? De grands débats s'organisent autour de la tenue de la bicycliste : "Les cyclistes abandonnent le corset et la robe pour la jupe courte, au-dessus de la cheville, et même de la culotte. Les culottes bouffantes en forme de pantalon de zouave font scandale parce qu'elle découvre le mollet ; on les accuse de préparer l'adoption du pantalon masculin et, en conséquence, un bouleversement radical des rapport entre les sexes".
C'est à partir de cette époque qu'une "révolution vestimentaire" s'enclenche. Le pantalon poursuit sa course folle jusqu'en 1971, où Jean-Claude Daumas nous apprend qu'il se fabrique en France plus de pantalons que de jupes.
Dans les années 1920 et 1930 se développe un "mouvement pour la promotion de la science domestique et de l'électroménager". Des manuels d'éducation ménagère connaissent le succès, comme celui de Pauline Bernège qui promeuvent la "rationalisation de la cuisine" en s'inspirant du taylorisme. On en fait la promotion dans des revues comme L'Art ménager, La Science au foyer, Maison pour tous ou dans des magazines féminins comme Marie Claire. C'est aussi dans ces années-là que l'emploi des femmes recule.
Si l'on aide la femme au foyer à rationaliser les tâches ménagères, le temps passé à penser la maison idéale, influencée en grande partie par la culture américaine, les aliène à la maison et leur prend du temps.
Les femmes ne sortent donc pas de leur rôle et "d'une vision très traditionnelle de la femme". Dans une publicité de 1961, Moulinex "montre Monsieur offrant à Madame un Robot-Charlotte pour la fêtes des Mères sous la légende : 'Pour elle un Moulinex, pour lui les bons petits plats'."
La même année, une autre pub : "Moulinex libère les femmes". D'autres marques y vont de leur petit slogan : "Un simple geste et Vedette fait le reste ! Vedette vous libère de la servitude du lavage du linge".
Pour Jean-Claude Daumas, dans les foyers paysans de l'après-guerre, "c'est la femme qui est 'l'agent secret de la modernité', c'est elle qui fait avancer la "'modernisation de l'intérieur' quand le mari ne s'intéresse qu'à celle de l'exploitation".
Le Salon des arts ménagers (SAM) naît en 1923 à Paris pour élargir un marché de la consommation qui souffre d'un manque de débouché. L'équipement des ménages va donc accompagner l'élargissement de la consommation.
Le SAM attire au fil des éditions des centaines de milliers de visiteurs. Il "contribue à construire l'image d'une nouvelle ménagère" et fait la promotion de la "science domestique". Dans les années 1930, la cuisine se transforme en laboratoire dont le modèle est d'un blanc irréprochable.
Les femmes viennent y découvrir sur des estrades la machine à laver et suivent, hypnotisées, les tours que fait la bête avec des "oh !" et des "ah !". "Quand la machine se met à tourner à un rythme démoniaque, comme si l'on assistait aux meilleurs gags de Charlot".
Si avant-guerre, les nouveaux outils ménagers "prolongent les mains" des ménagères et sont essentiellement mécaniques quand ils s'adressent au plus grand nombre, l'électrification progresse. Elle s'étend pour l'éclairage mais également pour posséder ces fameux outils ménagers.
Jusque dans les fermes, "les femmes d'agriculteurs [...] veulent bénéficier des 'facilités' dont disposent les ménagères à la ville", et s'équipent des deux indispensables dans les foyers des campagnes : un réchaud et un fer à repasser.
Après la Deuxième Guerre mondiale, les femmes participent également à l'essor de l'agroalimentaire en fréquentant les nouvelles grandes surfaces qui pullulent partout en France et en achetant des produits tout faits pour gagner du temps. Du temps, elles en ont de moins en moins avec la "double journée" et à mesure que l'emploi féminin progresse. Le "panier de la ménagère" devient une référence.
Si La révolution matérielle décrit effectivement le progrès matériel que représente la consommation, le livre de Jean-Claude Daumas pointe sévèrement la "civilisation du gadget". Elle en pose les limites en matière d'environnement et de bonheur.
Jean-Claude Daumas reprend les arguments de Jean Fourastié, inventeur de l'expression "Les Trente Glorieuses", en expliquant que la vie n'est pas faite pour consommer mais pour vivre, et que la consommation a échoué dans la "conquête du bonheur".
A noter qu'après avoir dévoré ce livre riche et dense, vous pourrez ainsi briller en société en affirmant que le prix de la moquette a été divisé par 4,7 entre 1966 et 1974. Et ça, ça n'a pas de prix.
La révolution matérielle : Une histoire de la consommation en France XIXe-XIIe siècle, Flammarion au fil de l'Histoire, 509 pages, 26€