Coupes de cheveux courtes, élégants costumes, silhouettes androgynes, cigarette au bec... On conserve de la garçonne une image aussi archétypale qu'évocatrice. Figure majeure des Années folles, cette femme sulfureuse se jouant des stéréotypes de genre cristallise à travers son style et son mode de vie bien des qualificatifs : transgression, passion, émancipation.
A l'origine de la garçonne s'érigent cependant bien des croyances, craintes et préjugés culturels divers, inhérents à une société hétéronormée et moraliste, volontiers instrumentalisés par les paroles politiques. C'est ce que démontre la professeure d'histoire contemporaine Christine Bard, experte des questions de genre et de sexualités, dans un fantastique essai historique : Les garçonnes : modes et fantasmes des Années folles, aux éditions Autrement.
A travers une limpide chronologie, l'autrice nous le rappelle volontiers : la garçonne est une figure révolutionnaire. Oui mais pourquoi ?
Figure phare des années 20 devant son nom au roman éponyme de Victor Margueritte (paru en 1922, et objet d'un véritable scandale), la garçonne arbore bien des visages. Jeune femme indépendante et moderne, indissociable de son époque (elle aimerait le jazz, les cigarettes, le music hall et les voitures dont les pneus brûlent l'asphalte), emblème sulfureux de l'homosexualité féminine, symbole du trouble dans le genre.
Des journaux aux cabarets, elle fascine l'opinion publique mais suscite aussi l'incompréhension, la perplexité, voire la véhémence. Celle des médecins, qui associent sa silhouette androgyne et ses jeux vestimentaires à "l'inversion sexuelle". Celle des sexistes et moralistes divers, pour ses moeurs qui génèrent toutes sortes de fantasmes et d'alarmismes.
Mais pas seulement. Au cours du 20e siècle, la garçonne semble incomprise par les féministes elles-mêmes, qui voient là une "virilisation" inquiétante des femmes, autrement dit une "masculinisation physique et psychologique". Comme le décrypte avec éloquence Christine Bard, bien des militantes perçoivent dès lors en la garçonne "la pratique de tous les vices, la luxure, la dépravation, l'imitation de l'homme le plus corrompu".
Puisqu'elle divise au sein même des mobilisations, la garçonne s'inscrit dans la marge. Il faut dire, poursuit l'autrice, qu'elle rejette une morale globale, "en s'appropriant une liberté autrefois réservée aux hommes, et en affichant dans ses apparences le refus des normes révolues".
La garçonne est donc un sujet social et politique. Mais c'est aussi une figure de mode iconique largement entrée dans l'imaginaire collectif. Et pour cause, son look a été décliné par bien des comédiennes hollywoodiennes : Louise Brooks (Loulou, 1929), Marlene Dietrich, Greta Garbo. Coupe au carré, smoking, fume-cigarette, collier de perle... Même celles et ceux qui ne savent rien de l'odyssée des garçonnes visualisent aisément ces codes familiers.
Dans son livre fascinant, Christine Bard rend compte de la complexité de cette facette fashion. D'un côté, l'apparence de la garçonne est transgressive, déjouant volontiers les marqueurs vestimentaires du genre (dans une époque où le parfum est déjà genré), d'où sa dimension subversive. Ainsi dans un cabaret parisien emblématique comme Le Monocle, les garçonnes des années 30 abordaient volontiers le smoking.
Mais de l'autre, elle ne peut tout à fait s'émanciper du regard masculin. Ainsi le créateur même du terme, le romancier Victor Margueritte, fantasme-t-il sa sensualité, érigeant cet archétype en femme fatale-bis.
Non sans un certain fétichisme d'ailleurs. Le simple port des bottes de cuir suffit à susciter le désir et, comme l'écrit Christine Bard, "titiller l'imaginaire érotique, suggérant une vitalité sexuelle indomptable et savamment maîtrisée", autrement dit, une aura de "cavalière".
On le devine, le style "garçonne" en dit donc long sur l'ambivalence de la mode, entre réappropriation et objectification, soumission et pouvoir.
Mais parler des garçonnes, ce n'est évidemment pas se restreindre aux regards libidineux des hommes. Christine Bard le rappelle d'ailleurs avec vivacité : "Parler de garçonne est un euphémisme commode pour désigner les lesbiennes". Un mot qui dans les années 20 conserve encore "des connotations pornographiques". Et est toujours perçu comme une déviance.
Au cours des années 30, des figures à l'orientation sexuelle plus revendiquée comme Violette Morris font couler de l'encre. Entraîneuse de la Fédération féminine sportive de France, cette sportive aux cheveux très courts a été mise en retrait par sa fédération à cause d'une tenue jugée trop masculine. Au tribunal, on condamne même sa prétendue mauvaise influence à l'égard "des jeunes filles de la fédération".
Un exemple qui en dit long sur les amalgames et hantises que suscitent les femmes lesbiennes dans la première moitié du 20e siècle : les couples sont pensés selon une "complémentarité des genres" (qui est la "virile" des deux ?), le terme de décadence n'est jamais loin dans les discours, et les fictions dépeignant des relations lesbiennes sont forcément tragiques (ce qui n'a guère changé aujourd'hui malheureusement).
Pour réellement saisir l'impact de ces figures androgynes, il faut comprendre le traitement au sein du patriarcat des femmes lesbiennes, cette condition intime et politique. Christine Bard, dans sa postface, fait d'ailleurs honneur à des mensuels comme Lesbia Magazine, et à des chercheuses en féminisme queer comme Tirza Latimer, qui l'ont incité à se diriger vers "une histoire non hétérocentrée des garçonnes".
A l'heure où sexualités et genres tendent à se redéfinir par-delà la binarité, et où bien des plumes valorisent tout un matrimoine culturel et militant (relire Alice Coffin et son Génie Lesbien), se replonger dans l'histoire des garçonnes revient à explorer tout un imaginaire de l'homosexualité féminine, mais aussi à s'interroger frontalement : qu'est-ce qui, au fond, définit masculinité et féminité ? Et comment (se) repenser par-delà ces codes ?
De vastes réflexions que la plume stimulante de Christine Bard synthétise avec clarté, minutie et érudition. A rattraper illico donc.
Les garçonnes, par Christine Bard. Editions Autrement, 190 p.