C'est la rentrée, la fin des vacances et le retour d'un emploi du temps chargé. Ecole, garderie, crèche, activités extra-scolaires pour les un·e·s, réunion, deadlines, rendez-vous clients pour les autres. Et puis plus tard, l'envie de mettre son cerveau en veille, de n'être dérangé·e par personne. De se reposer quelques précieuses minutes sans entamer tout de suite une deuxième journée aussi intense que la première.
Seulement voilà, les parents d'enfants en bas âge l'admettront sans ciller : rares sont ces instants de calme dans un quotidien éreintant. Ou alors, on y parvient grâce à un stratagème technologique controversé : celui de caler sa troupe devant un (énième) épisode de T'choupi, Simon, Peppa Pig et autres dessins-animés au générique aussi coloré qu'entêtant. Pour ne pas dire insupportable.
Lors de ces deux années rythmées par la pandémie mondiale, le rituel audiovisuel a gagné du terrain. Une sorte de refuge facile qui permettait de combiner obligations professionnelles et personnelles sans (trop) imploser - soit de bosser de chez soi tout en s'assurant que son aînée ne viendrait pas nous déranger toutes les deux secondes, pour savoir si elle a le droit de brûler les cheveux de son frère. Et avec la fréquence du recours à cette technique, s'est accentuée la culpabilité qui lui collait déjà grassement à la peau pré-Covid.
Un sentiment exacerbé par les jugements d'autres parents, les conseils de comptoir des membres de notre famille qui voient l'objet comme une menace, les études "scientifiques" sans grand fondement qui circulent sur Internet sans que personne n'ait pu vérifier leur contenu. L'OMS (Organisation mondiale de la Santé), de son côté, recommande de limiter à une heure par jour leur usage entre 2 et 5 ans. Bref, c'est la porte ouverte aux pires angoisses, et à la sensation tenace d'avoir échoué en tant que mère dès que l'enfant se prend de passion pour les aventures naïves d'une tripotée de chiens-flics (Pat' Patrouille pour les non-initié·e·s). Ou se réjouit des niveaux franchis à Fortnite.
Pourtant, nombreux·se·s pédopsychiatres, psychologue spécialisé·e·s dans l'enfance et chercheur·se·s s'accordent à dire qu'il faudrait arrêter de voir le temps passé par nos petit·e·s sur les écrans d'un si mauvais oeil. Et cesser de s'auto-flageller de ne pas réussir à trouver l'énergie de les distraire autrement, par la même occasion. Explications.
La crainte que nos enfants soient condamnés par le progrès ne date pas d'hier. A chaque ère, sa préoccupation dédiée. Dans la Grèce antique déjà, les philosophes affirmaient que l'acte d'écrire rendrait les jeunes plus rebelles. Au 18e siècle, les parents avaient peur que leurs enfants ne deviennent dépendants de la lecture.
Un article du New York Times de 1929 mettait en garde contre le fait que l'exposition constante à des morceaux de jazz au rythme effréné pouvait les rendre malades en les fatiguant, rapporte Mother Jones. Dans les années 40, certains redoutaient encore de ne pas pouvoir contrôler l'exposition de leurs enfants à la radio car, comme le disait un magazine consacré à l'éducation des enfants, "elle entre dans nos maisons et capture nos enfants sous nos yeux". A peine croyable en 2021 ? Et pourtant.
Ce contexte historique pour le moins étonnant, c'est Dre Amy Orben, chercheuse en psychologie à l'université de Cambridge, qui l'évoque dans les colonnes du magazine américain. De quoi relativiser, et questionner la pertinence de nos interdictions face à ce qu'on considère comme dangereux pour la future génération, car simplement différent de nos propres habitudes d'enfants. "Toute nouvelle technologie nous amène à nous interroger sur ce que signifie être humain et avoir une enfance", explique-t-elle.
A ce sujet, Lysandra, mère divorcée de deux petits de 7 et 4 ans, raconte leur laisser "libre accès" à la télé. "Je ne souhaite pas que mes enfants grandissent dans un univers sans écran alors qu'ils sont la génération du numérique."
Et elle remet en perspective : "Lorsque j'étais moi-même enfant, il n'y avait pas de télévision chez ma mère. J'étais enfant unique et je m'ennuyais beaucoup. Du coup, lorsque j'allais chez mon père, je restais regarder le Club Dorothée pendant des heures. Cela ne m'a pas empêchée d'avoir une double licence et un master en droit, ni de passer des heures et des heures à me balader en forêt avec lui", livre-t-elle à L'Express.
A noter, insiste également la psychologue Candice Odgers, que pouvoir se targuer de "trouver d'autres activités à faire ensemble qui sont saines pour le corps et l'esprit (par exemple, lire, enseigner, parler et jouer ensemble)", comme le préconise lourdement l'association américaine de pédiatrie, est un "privilège considérable". Heureusement, l'organisme a mis de l'eau dans son vin depuis 2020 - et la détresse évidente des parents en télétravail.
Alors bien sûr, si les écrans (ou en tout cas, les adultes qui les passent à leur progéniture) sont à dédiaboliser urgemment, ils restent un outil à utiliser avec parcimonie.
"Ce que l'on peut dire pour les tout-petits, c'est que le temps passé sur les écrans est du temps perdu à faire autre chose. Et encore, il faudrait plusieurs heures par jour pour voir une différence", détaille Dre Nathalie Franc, pédopsychiatre au CHU de Montpellier. "Là aussi, le problème avec le fait d'être anti-écrans, c'est qu'on risque de couper volontairement les enfants d'une éducation ouverte sur le monde. A partir du CE2-CM1, celui qui n'en a jamais eu dans les mains va être décalé."
Elle poursuit, assurant qu'aucun argument scientifique ne prouve l'impact de ces appareils en tant que tels. "Il y a des règles à mettre, mais il ne faut pas bannir". Même son de cloche chez plusieurs chercheur·se·s canadien·ne·s, qui reconnaissent sans détour que les parents font ce qu'ils peuvent, et listent dans The Conversation quelques consignes facilement abordables à leur destination. Notamment, la détermination d'une routine, le filtrage de contenus, et la priorisation des usages positifs, comme des jeux éducatifs, des livres audio, des programmes télé adaptés et stimulants ou des discussions vidéo.
"La santé mentale des parents et celle des enfants sont de meilleurs critères à considérer que le nombre d'heures par jour passé devant les écrans", signent-ils. Puis préviennent : "Si l'enfant se retire socialement, qu'il devient irritable, inattentif ou dépressif quand il n'est pas devant un écran ou que son temps d'écran entraîne des effets négatifs dans sa vie (retard scolaire, conflits familiaux, isolement), une intervention des parents peut être nécessaire." Observer le comportement plutôt que de chronométrer la durée devant la tablette ou le PC, donc.
Lysandra, elle, prône la communication autour du dessin-animé. "J'essaie de m'assurer qu'ils ont bien compris ce qu'ils ont vu pour qu'ils apprennent à faire la différence entre le réel et l'imaginaire: 'Non, les zombies n'existent pas, les sirènes non plus, mais les voleurs, ça existe pour de vrai' ou 'on peut aller dans l'espace pour de vrai, mais nous n'avons pas encore contacté de vrai extraterrestre comme à la télé'. Mais il s'agit aussi de rappeler que ce n'est pas bien normalement d'embrasser une fille quand elle dort - comme dans La Belle au Bois dormant".
Une démarche d'accompagnement qui permet d'allier détente et éducation, en écartant pour de bon la case culpabilisation. On prend.