Un "role model", qu'est-ce que c'est ? Une personne dont l'attitude au sein d'un domaine particulier tend à être imitée par autrui, comme le définit le dictionnaire américain Merriam Webster. Autrement dit, une source d'inspiration qui, dans l'usage actuel du terme, émane autant d'une production culturelle que du milieu économique. Cela peut aussi bien être un·e artiste qu'un·e PDG de grande entreprise.
Et parfois, le "role model" est même un personnage fictif. Qualificatif inventé par le sociologue Robert King Merton, le "role model" désigne un "modèle" (logique) sur lequel se projeter et se calquer, que sa trajectoire fasse écho à notre milieu professionnel et social, notre expérience de vie, notre engagement politique... A ce titre, il est de plus en plus employé au sein du mouvement féministe.
Dans le féminisme, le "role model" va de pair avec une mise en avant de plus en plus prononcée des figures qui ont compté et ont été volontiers balayées par l'Histoire, mais aussi des personnalités (artistiques, scientifiques, sportives) qui écrivent celle d'aujourd'hui. Or, ce besoin de visibiliser les femme suffit-il vraiment à expliquer l'importance des "role models" dans notre société ? Et d'ailleurs, pourquoi ces "modèles" comptent-ils autant ?
On s'est posé la question.
La société a-t-elle soif de "role models" ? On peut sérieusement s'interroger, tant la définition anglophone du terme, très globale, génère mille et une évocations. Quantité d'oeuvres récentes valorisent ce besoin d'inspiration et d'histoires éloquentes, au travers desquelles bien des femmes peuvent s'identifier aujourd'hui.
Le succès en librairies de Les grandes oubliées : pourquoi l'histoire a effacé les femmes (manuel d'histoire féministe signé Titiou Lecoq, et révélant bien des personnalités inspirantes), le biopic fantasque Spencer, consacré aux tourments romanesques de Lady Diana et diffusé en janvier dernier sur Prime Video, ou encore First Lady, future série Showtime dédiée aux Premières dames américaines (dont Michelle Obama, déjà iconisée avec son best-seller Devenir), démontrent l'attrait du public, jeune notamment, pour des silhouettes emblématiques (re)mises en lumière, figures féminines de pouvoir parfois, évocatrices toujours.
Faut-il pour autant ne jurer que par ces modèles ? Pour renverser l'interrogation, on aurait peut-être tort de les snober. Psychologue clinicienne au CHU Lille, Véronique Barfety nous invite à les reconsidérer. Mais parlerait moins d'inspiration... que d'identification.
"Les modèles d'identification sont importants pour tout le monde, enfant ou adulte, car notre personnalité se construit en partie par rapport à nos interactions avec notre environnement social (famille, amis), professionnel, mais aussi, culturel", décrypte l'experte. Et ce, "de manière consciente ou inconsciente", précise notre interlocutrice.
Bref, qu'on le veuille ou non, chacun·e d'entre nous possède son ou ses "role models" – figure entrepreneuriale, artiste, mère, père, ami·e. "En somme, la culture est partout et fait partie pleinement de nos représentations et de la façon dont on va se construire. Une construction qui ne cesse pas lorsque l'on devient adulte", ajoute Véronique Barfety.
A travers le "Je est un autre" rimbaldien se cristallisent donc mille sources d'identification. Pour devenir soi-même, il faut compter sur les inspirations plus ou moins directes de personnes et personnalités qui gravitent dans notre monde – intime, intellectuel. Et à l'heure où séries et films mainstream se soucient davantage de la diversité des représentations (sexualités, genres, race), cette identification-là est d'autant plus permise et puissante.
"Quand on dit 'role model', on ne sait pas trop ce que l'on met derrière", surligne cependant Isabelle Germain. Fondatrice du site d'actualités Les nouvelles news et autrice de Journalisme de combat pour l'égalité des sexes : La plume dans la plaie du sexisme, la journaliste propose des formations aux femmes afin de booster leur carrière professionnelle.
Pour Isabelle Germain, le "role model" est avant tout un terme largement employé dans le milieu économique. Il désigne les femmes de pouvoir, PDG notamment, érigées comme les gages d'une égalité professionnelle assurée ou imminente. Des modèles que valorisent régulièrement des magazines d'affaires comme Forbes, notamment à travers ses classements annuels des "femmes les plus puissantes au monde".
Mais aussi sexy soit-elle, cette notion de "role model" dépolitise bien des enjeux. Valorisé dans les entreprises, ce qualificatif tendrait à éluder les obstacles que rencontrent les leadeuses. "Parler de 'role model' ne suffit pas. Les leadeuses ont une pression terrible sur les épaules puisqu'on va toujours les déconsidérer : elles seront soit trop 'viriles', c'est-à-dire 'autoritaires', ou bien 'super féminines' : trop douces, gentilles, aimables, autant de stéréotypes accolés aux femmes", déplore Isabelle Germain.
D'un côté comme de l'autre, il est dur de s'émanciper de ces écueils étouffants. "C'est comme si devenir femme de pouvoir revenait à perdre sa féminité. On dit des dirigeantes qu'elles sont pires que leurs homologues masculins, en citant toujours l'exemple de Margaret Thatcher. On m'a souvent dit que deux à trois ans suffisaient à coller à une femme leadeuse une réputation de terreur", constate encore la journaliste et formatrice.
Dans la balance, deux états des lieux expliquent leur difficile expérience : l'habitude de voir "des hommes aux postes de pouvoir" d'une part, et le peu de valeur économique attribuée dans le système capitaliste aux fonctions dites "féminines" d'autre part : "On associe davantage les femmes au 'care' (aux métiers du soin, ndlr) qu'à la croissance", note encore Isabelle Germain. De fait, les "role models" féminins dans le milieu de l'entreprise subissent plus de pressions... tout en étant plus rares.
Et cela ne se limite pas aux entreprises. Chanteuses, comédiennes, sportives, éprouvent de plein fouet ce sexisme qui vise avant tout à les décrédibiliser, à les juger illégitimes au sein du rôle qu'elles occupent au sein de la société. Et ce, que l'on pense aux attaques dont fait l'objet la chanteuse Angèle, ou aux critiques qu'a pu engendrer une championne sportive comme la gymnaste Simone Biles.
Du côté des artistes engagées, le moindre mot ou geste suffira pour que leur féminisme soit directement remis en cause. Et qu'importe l'âge : il suffit de voir les réactions virulentes suscitées par le changement de look de Billie Eilish, qui à 19 ans règne pourtant sur le monde de la pop. Dans ce cadre, la notion de "role model" permet de valoriser les parcours et valeurs de personnalités que le système patriarcal n'épargne pas. Mais elle peut aussi faire office de pression supplémentaire pour les principales concernées.
"Une femme qui réussit à percer au plus haut niveau, quelle attitude doit-elle avoir ? Dans la mesure où ses faits et gestes sont interprétés différemment, et sujets à critiques, que des critères identiques sont perçus différemment selon les genres ?", s'interroge en ce sens la fondatrice des Nouvelles News. On se le demande à l'unisson.
Et les principales concernées, aussi. Rihanna par exemple. Fondatrice de sa propre marque de lingerie, chanteuse, actrice, bref, véritable modèle de réussite, synonyme pour les médias "d'empowerment"... Mais refusant l'assignation si pesante de "modèle", charge dont elle désire s'émanciper depuis plus de dix ans.
"Les gens veulent que je sois un modèle à cause de la vie que je mène. Toutes les choses que je dis dans mes chansons, ils l'attendent de moi, et finalement, être un rôle model est devenue une partie de mon job. Mais je n'en ai pas envie, je veux juste faire de la musique. C'est tout", déclarait la star en 2011.
Une déclaration éloquente qui rappelle "qu'identification" ne doit pas rimer à tout prix avec "idéalisation". Cette équation revient pourtant dans bien des terminologies actuelles, et militantes. "Empowerment" et "femme forte" suggèrent un même réflexe : projeter sur des modèles féminins des notions de perfection, de combativité et de résistance à toute épreuve. Sans forcément prendre en compte une réalité moins idéale.
Faut-il pour autant se refuser à avoir un "role model" ? Non, bien sûr. D'ailleurs, force est de constater que les figures inspirantes d'aujourd'hui ne sont jamais aussi éloquentes que quand elles rendent compte d'une certaine vulnérabilité, éloignée de toute idéalisation. C'est le cas de deux "modèles" cités par la psychologue clinicienne Véronique Barfety : Angèle et Stromae. Deux artistes "décalés et jeunes, en dehors des normes", selon l'experte. Visibilisant la bisexualité tout en exprimant sans détour ses failles en chansons, Angèle émeut volontiers par son authenticité.
Tout comme Stromae, "qui avec happening au JT de TF1 a libéré la parole sur les idées suicidaires, incitant les gens à ne pas rester enfermés sur eux-mêmes et à recourir à l'aide des professionnels, ce qui est extrêmement important", soutient Véronique Barfety, pour qui l'artiste est "un véritable role model, dans ce qu'il est (en tant que personne), ce qu'il représente, ce qu'il dit". Un modèle masculin, oui, mais qui a largement déplu à une certaine virilité : le rappeur Booba l'a incendié sur ses réseaux sociaux.
Pour la psychologue, c'est encore à travers la révolution #MeToo que la notion de "role model" se décline. Des milliers de témoignages qui, entre célébrités et anonymes, rendent compte d'expériences partagées, et donc, d'une identification sororale indéniable. "Si les discours, les regards et les représentations changent, c'est parce qu'à un certain moment des 'role models' ont incarné un positionnement permettant par extension de libérer quelque chose intimement", décrypte Véronique Barfety.
Dès lors, parole et parcours individuels se sont fait force collective. De quoi rappeler l'importance de "l'inspiration" au sein des luttes intimes et politiques.