Nos mots sont l'écho de notre société. Bien les choisir, c'est déjà changer le monde. Un exemple tout bête : la manière dont nous qualifions les célébrités. Shakespeare. Jane Austen. Trump. Hillary. Oprah. Einstein. Britney. Spielberg. L'avez-vous remarqué ? Bien souvent, l'on évoque les femmes célèbres en n'employant que leur prénom, ou bien leur prénom et nom (dans certains cas, plus rares) là où les personnalités masculines ne suscitent guère ce genre de familiarités. Étrange, non ?
Pour une mystérieuse raison, il semble bien plus naturel d'appeler les femmes par leur prénom. Même les plus fameuses, de celles qui ont façonné l'Histoire et révolutionné leur domaine. Sans que jamais ce tic de langage ne soit remis en question. Pire encore, il est généralisé sans entrave, des publications d'anonymes aux articles de journaux. Un réflexe culturel que l'on aurait tort de chouchouter. Oui, il faut arrêter d'appeler les femmes célèbres par leur prénom. Telle est notre bonne résolution de fin d'année.
Et la science nous dit pourquoi. Dans leur article de référence intitulé "Comment le genre détermine la façon dont nous parlons des professionnels", publié le 25 juin 2018 dans la revue de la National Academy of Sciences (l'Académie Nationale des Sciences aux États-Unis), les chercheuses et professeures Stav Atir et Melissa Ferguson n'y vont pas par quatre chemins : l'on ne s'adresse jamais aux femmes comme l'on s'adresse aux hommes. En se penchant sur la manière dont étudiants et professeurs parlent des scientifiques, les érudits ont constaté que les professionnels masculins sont bien plus souvent évoqués par leur seul nom de famille. Ce n'est pas juste une différence : c'est un privilège.
"Il est possible que faire référence à un candidat en employant simplement son nom de famille puisse avoir des conséquences pour ce qui est de sa renommée", décrypte Melissa Ferguson. Telle que l'explique l'étude, ce choix des mots érige les scientifiques masculins en figures plus légitimes, "remarquables" et importantes (comme peuvent l'être "Einstein, Pasteur, Darwin"). Et, ce faisant, plus dignes de recevoir un prix de la part de la National Science Foundation - ou toute autre sorte de gratification et financement pour leurs recherches.
Bref, ce bête réflexe démontre la réalité du "biais de genre", et tout ce que cela implique : inégalités, disparités, décalages. Des discriminations qui, intégrées au sein de milieux comme la sphère scientifique, sont devenues systémiques. Le langage n'en est évidemment pas la cause, mais le reflet.
Mais en vérité, cette tendance à minimiser la présence féminine s'infiltre partout, de l'habitude qu'a le public d'appeler l'actrice anglaise Jodie Whittaker "Jodie" tout court (ce qui n'est pas du tout le cas en ce qui concerne les autres interprètes du Dr Who, comme David Tennant) au nombre considérable de célébrités féminines réduites à leurs prénoms dans la presse people, jusqu'aux sobriquets employés pour désigner... les politiciennes. Un sévère constat établi par cette tribune du magazine Metro UK. Aucune femme de pouvoir, comédienne ou chanteuse n'y échappe.
La Duchesse du Sussex Meghan Markle est très souvent appelée "Meghan", la présentatrice et militante Oprah Winfrey a très rarement droit à l'évocation de son nom de famille, la chanteuse Britney Spears restera pour beaucoup "Britney" ou "Brit". Une "tendance inquiétante" pour la journaliste, qui se pose la question : "Est-ce simplement une question de gentillesse - une formulation amicale, employée pour exprimer son soutien ? Ou y a t il quelque chose d'autre ?". L'on pencherait plus volontiers pour la deuxième option. Car réduire une femme célèbre à son prénom revient à mésestimer l'impact qu'elle a (eu) sur son environnement, notre culture, notre monde. "C'est ne pas la prendre au sérieux", s'indigne encore la journaliste.
Certains voient là une façon d'exprimer leur affection de fan, en insistant sur une relation de proximité illusoire - bien que témoignant d'une admiration réelle et sincère. Le truc, c'est que cette tendance linguistique tend surtout à infantiliser celles qui n'ont besoin de personne pour imposer leur nom et leur voix, que leurs patronymes figurent dans les livres d'histoire ou pas.
Considérer une personnalité féminine différemment d'un homme, c'est faire d'elle une enfant qu'il faudrait exclure du monde des adultes, en lui refusant une certaine stature professionnelle, et le jargon qui va avec. Pour le magazine Metro, il n'y a donc pas la moindre différence entre un "Meghan" décoché discrètement et une insistance relou sur la beauté, le sourire et la garde-robe d'une star - ou sur ses fréquentations amoureuses. Tous ces ingrédients rhétoriques participent au même sexisme ordinaire.
Et les incidences de ces mauvaises habitudes n'ont rien d'anodines. Tel que l'énonce le Washington Post, la faculté qu'ont les journalistes et "experts" à écrire "Trump et Hillary" - au lieu de "Donald Trump" et "Hillary Clinton" - est la face cachée d'un iceberg considérable : l'inégale répartition de la couverture médiatique lors des dernières élections présidentielles américaines. Ce phénomène rhétorique a donc influencé - d'une manière ou d'une autre - l'opinion publique. Quoi de mieux qu'un simple prénom pour dénigrer, vulgariser, envoyer valdinguer toute forme de légitimé ?
Bien sûr, les politiciens aussi ont droit à ces familiarités. Mais dans des cas très précis, essentiellement d'ordre familial. L'on pense à "George W." (Bush), volontiers dénommé "W.", et c'est tout (et pas forcément dans les plus flatteurs des contextes). Une observation qui tombe un brin à plat dans la mesure où le 43ème président des Etats-Unis était tout autant désigné par un nom, plus court et direct : Bush Jr. L'honneur est sauve.
"Il n'y a aucun souci à l'appeler Hillary", proteste cependant l'article du "Wapo". Pour la bonne raison que "l'une des personnes qui a le plus popularisé "Hillary" n'est autre... qu'Hillary", ironise le journaliste. Du temps de la course présidentielle, la politicienne avait effectivement érigé les trois syllabes de son prénom en véritable slogan politique. Cette simple mention devait suffire à fédérer les foules, comme un cri de ralliement puissamment évocateur. A contrario d'anciens candidats masculins comme Trump (Donald), Obama (Barack) ou Gore (Al), dont les campagnes, slogans et badges affichaient et répétaient jusqu'à plus soif leurs noms complets.
Mais que "Hillary", "Britney" ou "Oprah" emploient d'elles-mêmes leurs simples prénoms, ouvertement, afin de se rapprocher de leur audience et de nourrir leur propre légende (par le biais d'événements, de livres, de lyrics, de noms d'émissions) n'a rien d'anormal : la façon dont elles s'envisagent leur appartient. C'est ce qu'en font les autres qui dérange. Pas seulement aux Etats-Unis, mais à travers le monde. L'on se souvient encore des indénombrables "Ségo" employés pour désigner Ségolène Royal. Pour un taux incalculable de "Ségo" souvent railleurs, combien de "Sarkozy" ?
Internationale, l'étude des chercheuses Stav Atir et Melissa Ferguson précise également que ce biais sexiste se retrouve lorsque l'on écoute les experts politiques... "de la télévision israélienne". Il y a de quoi soupirer. Et si changer des codes contribuait à remuer quelque peu toute cette morosité patriarcale ? On a envie d'y croire. Et de remettre en question certains réflexes du vieux monde. La langue est vivante, et elle nous appartient.