Elles sont soixante femmes, chercheuses, entrepreneuses, enseignantes, militantes associatives, agentes de la fonction publique, ont entre 23 et 50 ans. Et des envies d'engagement politique. Mais comment intégrer ce milieu cloisonné et gangrené par le sexisme ? Comment émerger lorsque l'entre-soi et les combines partisanes découragent tant de belles ambitions ? C'est de ce constat qu'est né Investies, un programme unique, "artisanal", façonné pendant 9 mois (d'octobre 2020 à juin 2021) en vue de faire émerger une nouvelle génération de femmes politiques.
Le but de cette série d'ateliers, de master-class, de média-training et d'échanges d'expériences ? "Se muscler". Car elles le savent : la politique est un sport de combat redoutable et mieux vaut être férocement armée avant de partir au front.
Au sein d'Investies, pas de cheffe, pas de gouvernance, pas d'association et pas d'affiliation à un parti : "Nous voulions l'indépendance totale de ce programme", martèlent-t-elles. Toutes ces femmes engagées partagent un point commun : elles veulent changer la donne, bousculer les vieux réflexes, devenir des élues "différentes". En ligne de mire : les élections législatives de 2022 ou 2027, et pourquoi pas les Européennes. "Nous ne voulons pas être des quotas pour faire joli sur une affiche", cinglent-elles.
Nous avons échangé avec Hanieh Hadizadeh et Mathilde Bras, deux participantes de cette "promo" pas comme les autres.
Hanieh Hadizadeh : Il y a "faire de la politique" et avoir des actions qui ont une portée politique. J'ai longtemps préféré l'engagement associatif en travaillant dans des ONG sur des questions d'écologie et de justice sociale. Mais j'ai eu l'impression d'atteindre un plafond de verre militant : on avait beau faire de manifs, signer des pétitions ou faire des actions, il y avait cette frustration de se heurter à des décisions prises plus haut et sans nous, les citoyen·ne·s. Et puis j'ai observé ce qui se passait aux Etats-Unis, avec ces programmes d'entraînement à la politique qui ont vu naître une nouvelle génération de femmes politiques, l'élection d'Alexandria Occasio-Cortez et sa bande "The Squad" au Congrès américain... Cela a été le déclic pour créer "Investies" au printemps 2020. La constitution de la promotion s'est ensuite faite par bouche à oreille courant septembre 2020.
Mathilde Bras : De mon côté, j'ai fait des études en sciences politiques, puis je suis rentrée dans le service public en tant que contractuelle. J'ai aussi participé à des campagnes politiques, mais souvent au "pôle idées". Sans jamais me poser la question de franchir le pas de la représentation. Je ne m'étais jamais autorisée à me dire: "Et pourquoi pas moi ?". J'ai rencontré le premier noyau d'Investies et j'ai adoré découvrir la politique d'un oeil différent, me projeter vers des fonctions politiques. Et ne plus rester seulement dans l'ombre.
Hanieh Hadizadeh : Enormément de choses. Lister les freins a d'ailleurs été l'une des premières étapes du parcours Investies. On a relevé cinq grandes familles de freins, aussi bien personnels que systémiques, qui nous empêchaient de nous déployer pleinement dans le champ politique.
Il y a les freins liés à nos harmonies de vie : faire de la politique, cela prend beaucoup de temps. La politique, cela se décide le soir, dans un bar, en réseau... Les hommes ont le temps de le faire, eux.
Il y a les freins liés à la façon dont les partis sont structurés, avec beaucoup de guerres internes, du réseau, du parisianisme. Et il faut en faire partie. Beaucoup de femmes ne s'y retrouvent pas.
La troisième famille de freins, c'est celle liée à nos légitimités. Ce syndrome de l'impostrice, le fait d'avoir peur de manquer de compétences, est très intériorisé et très fréquent chez les femmes. Un homme ne se pose jamais ces questions !
Il y a également les freins liés à la campagne : c'est très lourd de mener une campagne. C'est un investissement radical, cela demande du temps, de l'argent.
Et enfin, le dernier frein : une fois élue, comment gérer l'exercice du pouvoir ? Comment faire les choses différemment, comment revitaliser la démocratie une fois que l'on est dans le système ?
Mathilde Bras : Pendant 9 mois, nous avons invité des expertes, des femmes qui ont été ministres ou députées comme Cécile Duflot, Axelle Lemaire ou Najat Vallaud-Belkacem. Et elles nous ont confié leurs freins et la façon dont elles les ont levés. C'était des témoignages assez incroyables, très intimes. Cela nous a conforté dans le fait que nous ne nous étions pas trompées de diagnostic.
Hanieh Hadizadeh : A titre personnel, non. En tout cas, pas plus compliqué que d'être une femme en politique. Mais pour certaines femmes dans le programme, oui. Lorsqu'on est une femme, on est déjà une cible. Et le fait que l'on soit ramenées à ces identités-là réduit notre place : c'est violent et cela empêche des femmes de se lancer.
Au sein du programme, nous nous sommes dit qu'il fallait être conscientes de ce que nous voulions porter mais aussi de notre singularité. La sénatrice Esther Benbassa nous l'a expliqué : elle ne voulait pas perdre son accent espagnol de Turquie. C'était pour elle une manière de dire : "Voilà qui je suis, je suis différente et je l'affirme". Il faut oser prendre le risque de sa singularité, être authentique et l'assumer.
Mathilde Bras : Je n'ai pas vu grand-chose, mais je n'étais probablement pas assez alerte. Par contre, lors des différentes campagnes auxquelles j'ai pu participer, j'ai rencontré tous les freins que décrivait Hanieh, comme par exemple, se conformer à une forme de sociabilité dans laquelle on peut être mal à l'aise.
Une anecdote très concrète ? Un soir, je me suis retrouvée à une réunion de travail avec un responsable de la campagne. Et là, il ouvre une bouteille de vin et je me suis sentie obligée de boire avec lui. Je n'ai pas compris car nous étions dans un cadre de travail et je ne savais pas trop quelles étaient les règles. Au lieu de parler de stratégie et d'idées, on papotait de potins politiques. Je me suis demandée ce que je faisais là.
Hanieh Hadizadeh : Je n'ai jamais fait partie d'un parti politique, ni participé à une campagne. Notamment par crainte de ces coteries, de ce sens de l'humour particulier. Le monde politique est très petit, c'est un entre-soi, un microcosme avec ses propres codes, virils et guerriers. Du coup, on l'observe bien avec les taux d'abstention record : les Français ne se sentent pas concernés.
Mathilde Bras : C'est un programme d'entraînement que nous avons conçu toutes ensemble en fonction de nos besoins. Le fait de l'étaler sur 9 mois a permis à chacune des participantes d'opérer un discernement sur son engagement politique et sur quoi elle voulait s'engager après la formation. Nous avons eu 5 week-ends qui ont été vraiment conçus pour apprendre tous les aspects d'une campagne législative et du métier de députée.
Les thèmes ? Comment bien connaître sa circonscription, comment monter une équipe de campagne par exemple. Nous avons aussi organisé des master-class avec des personnalités militantes comme la féministe Caroline de Haas, l'économiste Julia Cagé... Mais également du pair-à-pair où chaque participante de la promo proposait de mettre son expertise à disposition des autres. Au final, nous avons créé un maillage de compétences solidaires. Et cela nous a apporté une culture commune de la politique féministe.
Hanieh Hadizadeh : Ce qui était intéressant, c'est qu'il n'y avait pas d'injonction à se présenter à une élection : on se mettait juste dans la peau d'une candidate. Et ce n'est pas grave si tu décides que ce n'est pas pour toi à la fin du parcours. En fin de compte, il y en a beaucoup qui vont "y aller" et pas qu'aux législatives : certaines se présenteront aux Européennes par exemple. Et d'autres se disent que leur rôle ne sera pas celui d'une candidate, mais peut-être directrice de campagne.
Hanieh Hadizadeh : Nous ne voulons pas répondre à une boys club par une girls club. Nous posons juste la question : où sont les grandes femmes politiques aujourd'hui ? Pourquoi ont-elles disparu ? Il faut parler du cyberharcèlement que subissent les femmes engagées. La violence en politique, ce sont les femmes qui la subissent. Et ce que l'on subit est systémique.
Nous avons travaillé dans un espace protégé, où la parole pouvait circuler librement. Le cadre de confidentialité était très fort et les anciennes élues ont pu nous dévoiler les coulisses. Pendant les 9 mois du programme, pas de site, pas de réseaux sociaux... On a travaillé en silence, dans le calme et cela nous a beaucoup protégées.
Mathilde Bras : Les femmes politiques françaises n'ont pas vraiment disparu, elles se sont juste déplacées. Des personnes que nous avons rencontrées comme Najat Vallaud-Belkacem, Cécile Duflot ou Axelle Lemaire, ont voulu faire de la politique autrement. Cécile Duflot, aujourd'hui directrice d'Oxfam, a emporté sa cause avec elle. J'imagine qu'elles ont eu des frustrations par rapport à l'exercice du pouvoir. Je ne sais pas si elles sont dégoûtées, mais elles nous ont raconté des anecdotes incroyables- que nous ne pouvons pas partager. On sent bien que c'est un sport de combat, qu'elles l'ont pris à bras de corps.
Aujourd'hui, il y a un vrai problème de financement et de structuration des partis politiques qui empêche l'émergence de nouvelles générations. L'innovation incroyable d'En Marche en 2016, c'était d'aller chercher de nouvelles têtes parce que c'était un nouveau parti. Cela a permis de renouveler un peu les visages de la politique. Le pendant ? Elles et ils n'étaient pas assez formés et cela a créé une forme de déception des électeurs.
Les partis ne se posent pas du tout la question de leur nouvelle génération. Le financement des partis étant très dépendant des résultats des élections législatives par exemple, ils n'ont aucun intérêt à parier sur de nouvelles figures. Alors que pourtant, lorsqu'ils prennent ce risque, cela paie, on l'a déjà vu. Les règles du jeu devraient changer pour ouvrir la voie et offrir cette possibilité. Et c'est le droit qu'Investies s'octroie : nous voulons prendre notre place.
Mathilde Bras : Je suis encore en réflexion. Je me projette beaucoup dans le métier de députée, j'en ai envie. Mais je n'ai pas encore levé tous les freins, notamment le fait de me dire que pendant ces 9 prochains mois, je vais devoir repositionner des choses dans ma vie. Cela me fiche un peu la trouille. Je prends l'été pour réfléchir.
Hanieh Hadizadeh : Moi, j'ai envie de me mettre au service d'une candidate. J'adore organiser les collectifs : imaginer comment on fait des campagnes différentes, comment investir les quartiers, imaginer d'autres manières de tracter, de créer des débats... J'ai envie de m'amuser sur une campagne. Cette partie-là m'excite beaucoup plus que d'être à l'Assemblée et voter des lois ! (rires)
Hanieh Hadizadeh : Beaucoup de femmes nous écrivent pour savoir où s'inscrire à "l'école Investies". En fait, Investies n'est pas une école, ce n'est pas un programme où l'on vient consommer un savoir. Ce parcours a existé parce que 60 femmes se sont réunies et l'ont créé ensemble. Nous ne sommes pas des profs. Mais nous pouvons être des marraines et leur expliquer comment on a fait et ce que l'on a appris.
Notre programme et notre méthodologie seront disponibles sur le site. Nous avons pris en note toutes les interventions des expertes et des anciennes ministres. Cela fait 350 pages. Allez les télécharger et à vous de jouer !
Participez à la grande consultation Investies pour déterminer de qui empêche encore les femmes de se déployer en politique.