"Pour être franc, on se doutait un peu que la couverture du 5 février de notre magazine aurait du mal à passer sur les réseaux sociaux". Thomas Bécard, rédacteur en chef web du magazine Télérama, a beau parler sans filtre, on imagine aisément sa stupeur. Dans cet article explicatif, le journaliste évoque la dernière Une de la revue, titrée "Pourquoi on rejette les gros ?", et sur laquelle s'affiche une (magnifique) photo de la DJ, modèle et activiste queer Leslie Barbara Butch. La militante féministe, immortalisée par Jérôme Bonnet, y pose dénudée et fière. Une illustration puissante du dossier central au magazine, consacré à la grossophobie, cette source de discriminations violentes et pernicieuses qui perdure au sein de notre société.
Mais comme le déplore le rédacteur en chef, les réseaux voient cette couverture d'un mauvais oeil. Plusieurs internautes ont effectivement souhaité la relayer, sur Facebook et Instagram, mais n'y sont pas parvenus. Mission impossible. Nombreux·ses sont celles et ceux à avoir reçu des messages de suppression et d'avertissement de la part d'Instagram. Pire encore, le compte de Leslie Barbara Butch a carrément été fermé, puis rétabli (après en avoir informé Instagram France). Une curieuse suspension qui a évidemment suscité la plus vive des circonspections.
"Les algorithmes de Facebook, Instagram et consorts n'aiment pas la nudité, même quand elle n'a rien de pornographique", explique de son côté Thomas Bécard, rappelant au passage les cas d'école les plus édifiants (et bien connus) de cette censure trop systémique. Celle du tableau L'origine du monde de Gustave Courbet par exemple, considéré par Facebook comme du "contenu indésirable", pour la simple raison que l'on y voit un sexe féminin.
Mais là où la sanction est d'autant plus rude, c'est que la photo de Leslie Barbara Butch "ne montre ni sexe, ni téton, évidemment, mais beaucoup de peau. Trop, apparemment, pour les réseaux sociaux", poursuit le rédacteur en chef non sans ironie. Et très peu, c'est déjà beaucoup, à en croire ces algorithmes pudibonds.
Cependant, difficile de ne pas voir là un élan de censure plus ample : celle que subissent bien des militantes (et militances) féministes sur Instagram depuis des années déjà, notamment lorsqu'il est question d'exposer le corps féminin. Photos ou dessins, la sentence des algorithmes est bien souvent éclatante. L'on pense notamment au sort subi en décembre dernier par le très élégant "kamasutra lesbien" de l'illustratrice Agathe Sorlet. Rien d'aussi explicite néanmoins dans le portrait de Leslie Barbara Butch mis en avant par Télérama, mais une prise de position d'autant plus forte - et nécessaire.
"Je ne comprends pas, cette photo est magnifique et d'une pudeur extrême", s'interroge à juste titre un lecteur désappointé. Et la principale concernée de le déplorer au magazine, suite à la suspension de sa page : "Je suis invisibilisée, on ne peut plus commenter mes stories, on ne retrouve plus mon compte dans le moteur de recherche du réseau, on ne peut plus me mentionner... Ce genre de censure, c'est grave, ça n'arrive que pour les gros". Instagram serait-il grossophobe ? "La France compte environ six millions et demi d'obèses et près de deux millions de personnes souffrant de surpoids. Or rien n'est fait pour eux", déplore Télérama. Il semblerait que la plateforme sociale donne raison à cette triste assertion...
Mais que Leslie Barbara Butch se rassure, elle n'est pas seule, loin de là. Sur les réseaux sociaux, les internautes se mobilisent déjà pour redonner à cette Une la visibilité qu'elle mérite, n'en déplaisent aux fâcheux algos. "Contre la censure des réseaux sociaux, postez la Une de "Télérama" !", scande d'ailleurs le magazine à l'unisson.
Alors qu'un hashtag bien senti envahit déjà la Toile (#BarbaraButchChallenge, le "défi Barbara Butch"), des personnalités emblématiques n'hésitent pas à poser avec, dans les bras, le numéro en question. C'est par exemple le cas de l'iconique Virginie Despentes, excusez du peu. L'autrice de Vernon Subutex brandit la Une, victorieuse, un slogan à l'appui : "nique la Grosse censure !".
On ne saurait mieux dire. Aujourd'hui cependant, Instagram nie tout phénomène de censure. Un porte-parole de la plateforme précise ainsi : "Nous voulons qu'Instagram soit un lieu inclusif où tout le monde se sent à l'aise pour s'exprimer. Le contenu a été supprimé par erreur et nous sommes désolés. Il a depuis été rétabli".