Grand reporter et chroniqueuse à France Info depuis 26 ans*, Nathalie Bourrus est également une ancienne reporter de guerre. Mais après la naissance de son fils, elle s'est immergée dans un autre champ de bataille, ce qu'elle nomme sa "guerre au quotidien" : la vie de mère devant élever seule son enfant. Des mamans solos comme elle, combinant responsabilités maternelles et course professionnelle de "femme active", il y en a beaucoup. On le sait, et pourtant, on ne daigne pas les écouter.
C'est bien simple, pour la journaliste, les mères célibataires sont "les oubliées de la République". Oubliées par l'Etat, mais aussi par les entreprises, les campagnes de mobilisation, les amis et collègues, qui trop souvent ignorent tout de leurs angoisses, de leur santé mentale à leur charge financière - des préoccupations d'autant plus considérables quand le père délaisse son rôle.
Un récit narré par Nathalie Bourrus, qui ne nous cache rien : regards stigmatisants des autres parents, dépôt de plainte au commissariat quand la pension alimentaire n'est pas versée, coups de fil inquiets à la baby-sitter, plannings bouleversés à la dernière minute... Mais aussi prises de bec avec l'enfant, complexe de la mauvaise mère, burn-out maternel.
Une immersion très concrète et authentique donc, mais aussi pleine de dérision (si si) et d'impertinence, utile pour énoncer les choses sans détour. Son autrice nous en dit plus sur le quotidien des grandes oubliées.
( * "Le portrait du jour", du lundi au vendredi sur Franceinfo]
Nathalie Bourrus : Oui, et c'est même la réflexion qui est à l'origine du livre, cette idée selon laquelle l'expérience de maman solo est finalement plus dure que tout ce que j'ai pu vivre sur un terrain de guerre. J'en ai parlé à une amie, m'a dit : "c'est dingue ce que tu viens de me dire, tu devrais l'écrire !". Tout est parti de là en fait. C'est hallucinant, oui, mais c'est réel, d'où l'envie de partager ce vécu.
Un vécu qu'au début, je dissimulais forcément, comme toutes les mères solos d'ailleurs. Car tout le monde pense que "ça roule" pour elles, il y a comme une forme d'idéalisation collective dans notre société : on voit la mère, on voit l'enfant, on croit que tout va bien, mais non.
N.B. : Quand on vient de se séparer et qu'on a la garde de ses enfants, on a encore ce que j'appelle "l'énergie de la séparation" : le bateau ne va pas sombrer et il faut continuer la route. Mais à un moment donné, l'énergie s'épuise. Des soucis avec le père peuvent réapparaître voire s'intensifier. Des problèmes resurgissent. On commence à se fatiguer physiquement et donc à être moins présente au sein de son boulot.
Au niveau du taf, on se rend compte qu'il va falloir déplacer ses priorités car sinon l'enfant va morfler, voire couler : le décrochage scolaire peut être très rapide. Il faut donc être derrière lui. Et donc, forcément prendre ce temps sur son quotidien. Même si l'on cache cela, toute cette charge se voit sur soi. Et on finit par le payer.
Au sein de son entreprise, cela peut prendre différentes formes. Une non-augmentation de salaire car l'on estime que tu n'es "pas comme avant" par exemple. Effectivement, rien n'est comme avant. Et puis l'on ne sait trop à qui s'adresser pour aborder ces soucis, alors on en parle à des amis qui répondent "qu'on a tous des enfants ", que "c'est une galère pour tout le monde", "surtout à Paris". On a envie de crier que "non, ce n'est pas pareil", mais on n'ose pas.
N.B. : Au sein des entreprises, il faut mettre à plat ces situations et considérer ces mères comme des cas à part entière. Arrêter de ne pas les augmenter bien sûr, car elles ont doublement besoin d'argent.
Plus globalement, il faudrait prioriser les mères solos dans la recherche de logements sociaux, car l'on touche là au nerf de la guerre – me concernant, je suis passée de propriétaire à un logement HLM, en rez de chaussée, totalement déracinée de l'arrondissement où mon fils a grandit.
Car le souci c'est celui du temps libre – les mamans solos n'en ont pas forcément – mais également de la précarité, dans laquelle il est bien facile de sombrer, et donc du logement, qui, selon où il se situe, n'arrange rien à la qualité du quotidien, et, ainsi, de la relation que l'on noue avec ses enfants. Je connais par exemple une mère avec ses deux enfants, de quatre et sept ans, qui n'ouvre même plus les volets chez elle.
Il faut que les instances comprennent les spécificités qui correspondent aux mères. Je pense même qu'il faudrait un lieu où elles pourraient obtenir de l'aide afin de faire leurs démarches administratives et financières. Je ne dis pas qu'un aménagement total des mères solos serait nécessaire. Mais il y a un abandon de l'Etat. Cela me renvoie aux veuves de guerre, ces femmes qui se retrouvaient entre elles à tout faire...
NB : Bien sûr. J'écris des mères solos qu'elles sont "confinées toute l'année". Et le confinement a mis en évidence une solitude dont nous avons l'habitude, mais aussi l'absence totale d'aide et même de mots pour dire les choses.
En ce qui me concerne, j'ai écrit deux tribunes pour le Huffington Post au sujet des mères célibataires, ces "héroïnes oubliées du confinement", pour rappeler notre absence au sein des débats. Même si Marlène Schiappa a pu les évoquer durant cette période, les mamans solos restent néanmoins les grandes absentes des campagnes.
Le confinement a pu renforcer des risques de violences intrafamiliales. Qui dit huis clos dit saturation, et donc violences, sourdes, psychologiques, physiques. C'est un accablement que les gens ne perçoivent pas mais en tant que mère, on peut très vite s'agacer. Heureusement, je suis une ex- reporter de guerre et j'ai couvert beaucoup de conflits alors j'ai conscience des violences et surtout du basculement qui les précède. Je sais quand faire un break avant de franchir la ligne.
A un moment, il faut expliquer à l'enfant que l'on fait une pause. Que l'on arrête la discussion et que l'on se calme. Sans pour autant le cantonner au fléau des écrans, car les en éloigner les rend plus apaisés. On s'efforce de privilégier la compréhension et la parole car il n'y a rien de pire pour une mère que de s'enfermer dans le silence.
Des mères solos que j'ai rencontrées voulaient même proposer une hotline de secours en cas de tensions. C'est pour cela que le sujet doit être évoqué. Je ne comprends pas que le cheminement qu'il induit ne se fasse pas dans la tête d'une directrice d'école, d'un juge, d'une policière qui prend votre plainte, d'une politicienne.
N.B. : Ne serait-ce que le week-end dernier, j'ai de nouveau rencontré des mères solos afin qu'elles m'évoquent leurs problèmes. Je ne suis pas ministre et pourtant, c'est à moi qu'elles s'adressent car le gouvernement ne leur consacre pas assez de temps. Il n'y a pas suffisamment de grandes enquêtes sur ce qu'elles sont, d'où elles viennent, ce qu'elles vivent.
Tous les deux-trois ans des chiffres reviennent : nous serions entre 25 et 30 % de familles monoparentales en France, un pourcentage qui atteint son maximum dans des régions comme la PACA ou l'Ile de France, comme le relève l'Insee. Ces enquêtes doivent être approfondies. Il faudrait que la ministre de l'Egalité femmes/hommes Elisabeth Moreno poursuive l'initiative.
J'interpelle également le garde des SceauxEric-Dupond Moretti, au sujet du traitement des mères par les juges. Lors des séparations, on nous demande de mener notre propre enquête afin de ramener des preuves sur notre ex conjoint, pour tout ce qui est suspicion de résidence secondaire par exemple. Mais à mon sens, c'est au juge de faire mener sa propre enquête.
De même, quand je suis passée dans le bureau du juge, je n'ai ni entendu les mots "mère solo" ni les mots "mère isolée" ou quoi que ce soit. Alors que c'est une situation bien spécifique, qui nécessite davantage de temps, d'argent, d'aides financières concrètes de la part de l'Etat, lorsque le père n'a pas les moyens d'en fournir ou qu'il ne le souhaite pas. Encore aujourd'hui, il y a plein de mères qui se doivent de tenir la barre. Mais à un moment, tu tombes.
N.B. : Oui, il y a cette idée que soit tu es forte, soit tu es une merde. Alors que choisir entre les deux ? Dans tous les cas, il y a ce complexe de la "mauvaise mère". Tu éprouves de la honte, tu te dis que tu as forcément merdé quelque part pour en arriver là et que c'est seulement toi qui as merdé, pas le père ou quoi que ce soit. On fait porter sur la mère une charge, si ce n'est une surcharge. On lui dit : "Mais qu'est-ce que t'as dû faire au père...". La mère est responsabilisée. C'est difficile d'inverser la tendance. C'est tout un système qui est en place.
Mais à côté de cela, tu entends des hommes dire que tu es une "fille hyper indépendante". Là encore, on se retrouve bloquée dans un systémisme. Il y a quelque chose d'oppressant à travers la mode de l'empowerment. J'ai un peu éclaté ce modèle dans mon livre puisqu'il délivre un portrait sans filtre de la mère en racontant ce qui "part en live" au boulot, durant les week-ends, avec les amis, mais pas seulement... Je ne suis pas très "pipeau bimbo" !
Il faut dire que la glamourisation de la mère solo m'agace beaucoup, car elle masque ce que la réalité comporte de malaises. On évite la mise à plat – savoir qui sont ces mères solos et d'où viennent leurs maux.
Avant de prodiguer "les remèdes de la super-woman", il faut aussi comprendre qu'il y a des mères qui vivent dans la précarité, font des dépressions, n'en peuvent tout simplement plus.
Qu'être "forte", cela peut tout aussi bien être dézinguer sa santé et sa vie sociale. Il faut faire tomber le masque, tout comme l'on ne peut pas simplement faire des articles sur "les 100 femmes les plus puissantes" en mode "allez les femmes !", mais oublier de parler des discriminations au travail. Du réel.
NB : De ne surtout pas avoir honte et de ne pas culpabiliser. Il faut se débarrasser de son paquet de honte, sinon cela nous bouffe toute notre énergie. J'aimerais aussi faire une énorme câlin à toutes les mères solos car je sais que cela peut être fatiguant épuisant, décourageant.
Mais également leur conseiller de ne pas hésiter à trouver des appuis pour laisser parfois leurs enfants à quelqu'un de confiant, et d'en profiter pour aller marcher une, deux heures : cela revigore. Ne pas mésestimer ces petits gestes qui sauvent. Et enfin, je leur conseille de lire mon livre bien sûr (rires).
Maman solo, les oubliés de la République, par Nathalie Bourrus.
Editions Pygmalion, 290 p.