"London Bridge is down". Ce jeudi 8 septembre 2022, dans l'après-midi, le protocole prévu pour le décès d'Elizabeth II a été enclenché, plongeant le royaume dans un deuil lourd. A travers le monde, on rend hommage à la reine d'Angleterre, à ses tenues, à sa stature, à ses proches. Et on salue la femme forte qu'elle incarne, comme ses prises de position discrètes. A ce sujet, certain·es l'assurent : oui, oui, la reine était une icône féministe. Vraiment ? On fait le point.
Elizabeth II a 26 ans lorsqu'elle accède au trône. Elle se trouve en voyage officiel au Kenya avec le Prince Philip quand son père, le roi George VI, décède. A sa naissance, parce que fille, elle n'était pas censée devenir reine. A l'époque, la monarchie suit une règle de primogéniture avec préférence mâle. C'est-à-dire qu'au sein d'une fratrie, c'est le premier enfant masculin qui devient l'héritier - même si l'aînée est une fille.
Par ailleurs, c'est son oncle, Edouard VIII, le frère de George, qui est supposé prendre les reines du royaume. Lorsqu'il abdique en décembre 1936 après seulement 11 mois sur le trône pour vivre son histoire d'amour avec Wallis Simpson, George VI est couronné et la princesse Elizabeth, puisqu'elle n'a pas de frère, est donc désignée comme héritière du roi - comme Victoria, son modèle et sa trisaïeule, avant elle. Elle a 10 ans.
S'en suivent plusieurs décisions qui façonnent une personnalité qualifiée de "rôle-modèle" à bien des égards. "À 14 ans, la jeune femme en devenir fait sa première allocution publique ; à 15 ans, elle est nommée colonel en chef des Grenadiers Guards. Un an plus tard, elle fait l'inspection de ses troupes – sa première apparition publique", énumère France 24. A partir de 18 ans et contre l'avis du roi, elle rejoint le Service Territorial Auxiliaire (ATS), branche féminine de l'armée britannique, où elle suit une formation de chauffeur et de mécanicien. "À ce jour, elle est la seule femme de la famille royale à avoir servi dans l'armée", note également Alliance Féministe Solidaire.
Au-delà de s'être formée à la manoeuvre de voitures militaires lorsqu'elle était encore princesse, la reine Elizabeth II a également eu un geste particulièrement fort alors qu'elle était sur le trône depuis plusieurs décennies. Comme le salue Olivia Colman, celle qui était affectueusement surnommée Lilibet "a insisté pour conduire le souverain d'un pays où les femmes n'ont pas le droit de conduire." Ce souverain n'était autre que le roi Abdallah d'Arabie Saoudite. Un Etat où les femmes ne sont autorisées à prendre le volant que depuis 2018.
L'anecdote a été racontée par le diplomate britannique Sherard Cowper-Coles, qui fut ambassadeur en Arabie saoudite entre 2003 et 2006, et date de la visite officielle du monarque saoudien à Balmoral (la propriété écossaise des Windsor, où la reine est décédée, ndlr), en 1998.
"Après le déjeuner, Elizabeth II propose au souverain saoudien de visiter le domaine. Des Land Rovers sont garées devant le palais et, conformément aux instructions, le prince s'installe dans le véhicule de tête, sur le fauteuil passager. Son interprète prend place sur la banquette arrière. Mais à la surprise générale, c'est la reine d'Angleterre qui prend le volant", relaie France 24.
"Sa nervosité augmente à mesure que la reine, une conductrice de l'armée lors de la Seconde Guerre mondiale, accélère, le long des routes écossaises étroites, sans cesser de parler", narre encore Sherard Cowper-Coles. Le roi Abdallah, lui, n'aurait pas été particulièrement rassurée, demandant même à la souveraine de lever le pied de l'accélérateur. Un symbole qui, clairement, dépasse les frontières.
Interviewée sur France Bleu en juin dernier, à l'occasion de la sortie d'un numéro de Causette dédié à la reine Elizabeth II et à son potentiel féministe, Isabelle Motrot, directrice de la rédaction du magazine fait le bilan. "Elle a banalisé l'idée qu'une femme pouvait être au pouvoir, qu'une femme pouvait régner sans que ce soit inapproprié. Alors, il y avait déjà Victoria et Elizabeth I, mais là on est dans du durable", insiste-t-elle à son tour.
Elle a également choisi son mari, qui "marche toujours deux pas derrière elle". Bémol : Philip aurait plutôt été "macho en privé", ajoute la journaliste. "La reine doit filer doux (...) et c'est lui qui décide des affaires de la maison".
Isabelle Motrot évoque par ailleurs une anecdote datant de 2003. Lors d'une rencontre avec Vladimir Poutine, la monarque adepte de bons mots, lance à l'adresse du Président russe sur lequel son chien s'est mis à aboyer férocement : "Les chiens ont un instinct très intéressant, non ?" Une pique à l'anglaise, passive-agressive à souhait, qui pourrait dévoiler, sans trop en dire, son hostilité face au dirigeant. "Cela représente bien, déjà l'absence de possibilité pour elle de s'exprimer clairement", poursuit la directrice de rédaction, "mais en tout cas son habilité à le faire malgré tout".
"La reine est une anomalie, c'est une femme dans un monde d'hommes. Mais elle joue le jeu, et c'est là où elle est moyennement féministe, pour ne pas dire pas du tout, c'est que ça lui va très bien. Les règles, les codes de ce monde d'hommes, de ce patriarcat dans lequel elle est née, lui vont parfaitement et elle sait parfaitement en jouer", tient toutefois à observer la journaliste.
Cela dit, la mère du désormais roi Charles III ne s'en sortirait "pas trop mal" sur le plan du féminisme, d'après cette dernière, qui mentionne encore la règle selon laquelle le premier né accède au trône, abolie sous son impulsion en 2013.
Pour le Sun en revanche, il s'agirait de ne pas s'emballer : "[elle] n'a pas exactement enfilé un t-shirt "This is what a feminist looks like" (vêtement porté par Emma Watson, entre autres icônes féministes pour le coup avérées, ndlr). Elle reste discrète sur les droits des femmes, comme elle le fait pour toute opinion pouvant être considérée comme politique.
"Pourtant, ses actions sont plus éloquentes que les mots", estime la publication, qui cite son discours de 2015 prononcé pour le centenaire du Women's Institute, dont elle est membre depuis 1943. "Des changements économiques et sociaux importants ont eu lieu depuis 1915. Les femmes ont obtenu le droit de vote, les Britanniques ont gravi l'Everest pour la première fois et le pays a élu sa première femme Premier ministre."
Et celle qui a supprimé le bal des débutantes en 1958 de célébrer : "Dans le monde moderne, les possibilités pour les femmes de donner quelque chose de valeur à la société sont plus grandes que jamais, car, grâce à leurs propres efforts, elles jouent désormais un rôle beaucoup plus important dans tous les domaines de la vie publique."
Ce qu'il est essentiel de rappeler cependant, à qui l'aurait oublié, ce sont les lacunes en sororité que semble observer Elizabeth II quand il s'agit des compagnes de ses enfants et petits-enfants. Son comportement face à Lady Di, maintes fois décrypté et critiqué, ou plus récemment, face à Meghan Markle, épouse du prince Harry et duchesse de Sussex.
Et puis, plus terrible encore, que la monarque a été à la tête d'un empire colonial directement à l'origine, entre autres barbaries, de millions de morts. Des actes notamment perpétrés par l'armée britannique, de la colonisation à la répression des guerres d'indépendance, qui puisent dans un racisme jusque-là non assumé. Des actes qui se seraient déroulés... malgré elle ?
"Maintenant qu'[Elizabeth II] est partie, la monarchie impériale doit aussi prendre fin", signe en tout cas Maya Jasanoff, professeure d'histoire à Harvard, dans une chronique pour le New York Times. Comme les tentatives de balayer ses torts.