Sudabeh Mortezai aime les femmes. Et si elle se défend d'être une cinéaste politique, son film Joy est définitivement un film engagé. Pour son second long-métrage, la réalisatrice austro-iranienne nous plonge en apnée dans le milieu des prostituées nigérianes, ces exilées qui rêvaient d'Europe et se retrouvent broyées par l'engrenage cauchemardesque de l'exploitation sexuelle.
Ce beau portrait, à la fois intime et âpre, récompensé par le label Europa Cinemas à Venise, bouleverse le public partout où il est projeté : sacré meilleur film au BFI London Film Festival et au Festival international du Film de Marrakech, le voici en compétition aux Arcs Film Festival 2018.
Fière héritière d'une lignée de femmes fortes et observatrice sensible de la société, la réalisatrice de 50 ans se réjouit des secousses féministes provoquées par le mouvement #MeToo. Nous l'avons interrogée sur son parcours de réalisatrice, sur ses colères et ses inspirations.
Sudabeh Mortezai : Ce n'est définitivement pas parce que les femmes sont moins intéressées par ce métier. Lorsque l'on observe les écoles de cinéma, le nombre d'étudiants femmes et hommes est à peu près équivalent. Pourtant, seule une petite fraction des films est dirigée par des femmes. Que se passe-t-il du coup ? Je pense qu'il existe des raisons systémiques à différents niveaux. Toutes les discriminations et les problèmes auxquels font face les femmes dans la société se traduisent dans l'industrie cinématographique.
Il y a toujours le problème très répandu que le fait d'avoir des enfants et une famille affecte la carrière des femmes de façon significative, alors que ce n'est pas du tout le cas des hommes. Il est beaucoup plus difficile pour les femmes réalisatrices qui sont mères de faire carrière. Un autre obstacle, plus intériorisé, est la confiance en soi. Les filles et les jeunes femmes ont tendance à être très critiques vis-à-vis d'elles-mêmes et n'osent pas candidater pour des boulots ou soumettre un projet à moins qu'elles soient sûres de remplir les critères à 100%.
Les jeunes hommes par contre, ont tendance à être ultra-confiants et foncent, même s'ils manquent d'expérience et d'expertise. Ils ont ce sentiment d'y avoir droit alors que la plupart des femmes de leur âge n'ont pas cette confiance. C'était mon cas quand j'étais très jeune. J'avais beaucoup d'idées et de rêves, mais il m'a fallu beaucoup d'années et d'expérience de la vie pour rassembler mon courage et ma confiance pour devenir réalisatrice. Heureusement, l'attitude des jeunes femmes est en train de changer. Je vois des filles très confiantes maintenant et c'est une très bonne chose.
S. M. : J'ai connu le sexisme à plusieurs niveaux en tant que femme, pas spécifiquement dans le milieu du cinéma, mais en général, lorsque j'étais ado et adulte. Être ridiculisée, ne pas être prise au sérieux, peut être une subtile mais très efficace forme de sexisme. Il m'a fallu un moment pour développer une sorte de confiance en moi pour essayer de ne pas être distraite par les personnes qui tentaient de me décourager ou me rabaisser parce que j'étais une femme.
Maintenant, alors que je suis dans la position privilégiée d'une réalisatrice expérimentée, je n'ai pas à affronter de sexisme frontal dans l'industrie cinématographique et j'ai la chance de faire les films que je veux faire. Mais la réalisation a son propre plafond de verre. Les chiffres en Autriche par exemple montre qu'il y a plus de parité dans les documentaires, mais dans la fiction, la réalité est différente : plus le budget est important, moins il y a de femmes réalisatrices.
De plus, le milieu du cinéma (qui inclue les critiques et les programmateurs) continue à perpétuer le mythe du génie masculin qui crée des chefs d'oeuvre. Les femmes réalisatrices en revanche sont rarement perçues comme cela et continuent à avoir du mal à intégrer ce "club des mecs". Un peu comme dans les arts et la littérature.
S.M. : Nous avons un grand nombre de super réalisatrices en Autriche, bien que la grande majorité soient des hommes, surtout dans la fiction. Mais les choses s'améliorent et il y a deux ans, les institutions de financement ont commencé à collecter des data sur le genre et la diversité dans l'industrie cinématographique autrichienne, ce qui offre une motivation aux producteurs qui veulent travailler pour plus d'égalité femmes-hommes. Il y a aussi FC Gloria, un réseau de femmes travaillent dans le milieu du cinéma. En plus du réseau, ils offrent plus de visibilité aux femmes de cinéma.
S.M. : Cela a permis de démarrer un débat très important à propos des structures de pouvoir dans l'industrie du divertissement. Il semble que les jours des tyrans abusant de leur pouvoir sont comptés. Les femmes et aussi les hommes semblent moins à même d'accepter ce type de comportement abusif sur le lieu de travail.
S.M. : Je ne crois pas au "female gaze" en tant que tel. Bien sûr, ma biographie, la personne que je suis informent de la manière dont je regarde le monde et de la façon dont je le montre dans mes films. Je suis une femme et cela joue un rôle essentiel dans mon identité. Je suis aussi une immigrée et j'ai vécu beaucoup de racisme en grandissant. Cela a aussi influencé ma façon de voir le monde et mes films.
Je suis sûre qu'un homme, spécialement un homme blanc européen, ferait un film complètement différent sur le trafic d'êtres humains et la prostitution. Par exemple, dans la manière dont je montre dans mon film Joy la violence sexuelle faite aux femmes, j'avais une idée très claire de la la façon dont je voulais le faire. J'étais très consciente du défi de montrer une réalité dure d'une façon très rude, pour mettre les spectateurs au niveau des protagonistes tout en me gardant d'objectifier ni exploiter les corps des femmes.
C'est une question impossible pour moi ! Il n'y a pas juste un seul film et il y en a de nouveaux qui arrivent sans cesse.
Frida Kahlo. J'aime son art et sa personnalité. Elle a vécu sa vie de façon intense et sans compromis et a transformé sa douleur en art. Et elle était très politique.
Voilà une autre question difficile... Thelma et Louise m'a époustouflée quand je l'ai vu en tant que jeune femme. Et c'est un fil féministe réalisé par un homme. J'adore La leçon de piano de Jane Campion.
C'est d'ailleurs une question intéressante : qu'est-ce qu'un film féministe ? Doit-il être dirigé par une femme ? L'histoire doit-elle valoriser les femmes ou montrer la complexité des personnages féminins et les expériences féminines ? Vaste sujet.
D'habitude, je commence plutôt par imaginer le monde dans lequel je veux m'immerger et le public avec. Une fois que l'histoire et les personnages sont là, je commence à réfléchir au casting, pas l'inverse.
Quelle femme vous a le plus inspirée ?
Ma grand-mère. Elle était une femme incroyable, un esprit libre qui a défié toutes les conventions de son temps. Je viens d'une famille de femmes très fortes, ma tante, ma mère... Et ma grand-mère était la première de la lignée. J'adorerais faire un film sur sa vie.
Margaret Atwood. J'ai lu The Handmaid's Tale et j'ai été fascinée et horrifiée. Cela a été un livre qui a eu un énorme impact sur moi jeune fille. Cette année et l'an dernier, j'ai regardé la série adaptée du livre qui est fantastique et qui est tellement d'actualité. J'ai commencé à lire tous ses autres livres. Elle est une observatrice brillante de la nature humaine. Il y a une autre autrice et intellectuelle que je trouve très inspirante, c'est Chimamanda Ngozi Adichie. J'ai lu tous ses livres et j'adore écouter ses discours plein d'esprit.