Connaissez-vous le "male gaze", autrement dit le "regard masculin" ? Ce regard, théorisé par la cinéaste et critique britannique Laura Mulvey, désigne le point de vue des cinéastes qui, par le biais de leur mise en scène, sexualisent le corps des femmes, plaquent leurs désirs sur la manière dont la caméra saisit leurs corps et leurs gestes. Mais ce point de vue masculin se retrouve également largement dans les romans et séries télévisées.
Dans son essai Le regard féminin, la critique française Iris Brey développe toute une pensée à propos de son heureuse alternative : le "female gaze", ou regard féminin. Autrement dit, la réappropriation d'outils comme la mise en scène par des femmes cinéastes, telles que Jane Champion (La leçon de piano) ou Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu). Des autres regards, nécessaires pour dire avec plus d'authenticité l'expérience féminine - ses affects, ses désirs, ses émois, bref, sa globalité. Et s'émanciper des codes et stéréotypes trop pesants.
Ces stéréotypes lourdingues sont désormais épinglés par les jeunes générations, qui ne se privent pas de s'en amuser. Sur TikTok, le mot clé #womanwrittenbymen, autrement dit "les personnages féminins écrits par des hommes", cartonne. Et permet de passer au crible les mille et une scènes "cliché" qui se perpétuent dans les films et séries. C'est drôle, bien vu, et source de réflexions ô combien stimulantes. On vous explique tout.
Comment reconnaître un personnage féminin écrit par un homme ? Fastoche : les milliers de vidéos taguées #womanwrittenbymen dont nous abreuvent aujourd'hui les utilisatrices de TikTok filent quelques indices. Comme ce "personnage de femme au réveil", qui se lève en nuisette, déjà maquillé et coiffé, glamour à souhait, avant de secouer sa chevelure comme dans le générique d'Alerte à Malibu. Ou encore cette "geekette moche écrite par un mec", qui se contente simplement de dénouer ses cheveux et retirer ses lunettes pour révéler sa "vraie beauté cachée". Un clin d'oeil appuyé à l'un des pires teen movies des années 90, Elle est trop bien.
Vous en voulez encore ? Pas de soucis. Regardez donc ce personnage de femme divorcée cuisinant pour son nouveau date, gestes appliqués, regards niais, un éternel verre de Chardonnay à portée de mains dans sa cuisine américaine, le gnan-gnan au maximum. Ou encore, ce cliché du personnage féminin ayant assassiné quelqu'un, tout en mimiques exagérées, essuyant du sang imaginaire de manière suggestive... sur sa poitrine.
On pourrait continuer longtemps comme ça : la plateforme pop regorge des parodies caustiques à souhait des jeunes créatrices, tournant en dérision le manque d'imagination des scénaristes hollywoodiens.
Car le "male gaze" n'est pas qu'une affaire de réalisateurs, c'est aussi une affaire d'auteurs. D'indénombrables tropes le démontrent : la sur-sexualisation des personnages féminins, jusqu'à l'absurde, le glamour à tout prix (même dans la cuisine ou au saut du lit), la perpétuation de gestes maniérés, dramatiques et théâtraux. Des clichés de plus en plus raillés sur les réseaux sociaux. Ainsi, la dépression façon Le jeu de la dame (l'héroïne de la série Netflix bien coiffée en culotte qui cuve son vin rouge) avait fait l'objet de nombreux commentaires sarcastiques. Apprécier une série ou un genre n'empêche pas de mettre en évidence ses facilités ou son côté irréaliste.
Une évidence au coeur du tag #womanwrittenbymen, nous renvoyant avec subtilité aux mille et un stéréotypes des films pour ados, comédies romantiques et autres films horrifiques. Une pop culture qui parle aux internautes, puisqu'un mot clé comme #writebymen a engendré une quantité de vidéos, cumulant plus de 45,4 millions de vues. "Lorsque vous sexualisez principalement des personnages féminins sans autre forme de diversité, les femmes peuvent avoir l'impression de ne pas avoir de représentation et se sentent souvent objectivées", détaille au média en ligne Mashable l'utilisatrice, streameuse et développeuse de jeux Morgan Ling.
Ces vidéos drôlatiques sont donc idéales pour éveiller les consciences.
Si ses vidéos font (beaucoup) rire, elles font rire jaune. Passé le listing savoureux et parfois très précis des scènes (du quotidien ou non) complètement fantasmées par des scénaristes masculins qui semblent envisager la gent féminine comme un lointain concept, demeure ce constat : que faire face à tout cela ? Engager des femmes scénaristes et cinéastes au sein des productions cinématographiques bien évidemment, ce que s'engagent davantage à faire depuis quelque temps des énormes entreprises comme Marvel Studios.
Logique à l'heure où les Oscars sacrent pour la (seulement) seconde fois une femme cinéaste. Du côté des séries télé par contre, on ne compte plus le nombre de créatrices féminines majeures, comme Phoebe Waller-Bridge (Fleabag), Laurie Nunn (Sex Education) ou encore Issa Rae (Insecure). Et là encore, les utilisatrices de TikTok ont déployé un hashtag : #manwrittenbywomen. Les personnages masculins écrits par des femmes.
Une alternative, pour tenter d'expliquer ce qu'est censé être un bon personnage - masculin ou non d'ailleurs. Comme le détaille Mashable, les exemples énoncés par les internautes, sur TikTok mais aussi sur la plateforme d'échange Reddit, sont plus rares mais tout aussi intéressants : le personnage du "Hot Priest" de la série Fleabag, écrite par Phoebe Waller-Bridge, Monsieur Darcy, le protagoniste masculin d'Orgueil et préjugés, imaginé par la romancière Jane Austen, ou encore Laurie Laurence, du film Little Women de Greta Gerwig.
Ici, c'est le "female gaze", le regard féminin, qui l'emporte sur le sacro-saint "male gaze".
"Ces personnages masculins ne sont pas nécessairement efféminés, mais leur masculinité n'est pas enracinée dans des normes toxiques", explique le site. En somme, des hommes conscients de leurs imperfections, sensibles sans être parfaits ou fantasmés, qui n'agissent pas forcément comme le premier con de comédie romantique venu (petit florilège ici). Ce qui pousse d'autres internautes à citer des personnalités bien réelles, comme le chanteur Harry Styles ou le comédien Timothée Chalamet, qui par-delà leur art propagent une vision libre et plurielle du genre dans les médias - à travers leur style vestimentaire notamment.
D'autres TikTokeuses citent même... leur petit ami ! En parallèle, certaines utilisatrices poussent le concept jusqu'à l'extrême en se filmant en mode selfie, une question bien en évidence : "aurais-je pu être écrite par une femme, ou par un homme ?". Là, la réflexion atteint un point de non retour. Une nouvelle tendance qui interroge d'autant plus notre regard et promet de futures salves de vidéos qu'on imagine malicieuses.