Du neutre, Roland Barthes aimait à dire, lors d'un colloque organisé au Collège de France, qu'il était "difficile, provocant, scandaleux, parce qu'il implique une pensée de l'indistinct". A l'heure où les opinions franches s'affichent sur les réseaux sociaux, le neutre a toujours aussi mauvaise réputation. Serait neutre le peureux, l'inconscient, l'inconsistant, ou simplement celui qui ne brandit pas ses convictions publiquement.
Pourtant, alors que la binarité des genres (masculin/féminin) est de plus en plus interrogée, où l'on parle enfin de non-binarité et de fluidité des genres, il fait bon se pencher sur la vraie valeur de ce terme, loin d'être synonyme de passivité. C'est ce que fait la chercheuse en théorie politique Lila Braunschweig : "Et si le neutre n'était pas ce truc mou que l'on croit mais une authentique force révolutionnaire ?", se demande-t-elle.
Dans un audacieux essai intitulé Neutriser : émancipation(s) par le neutre (Editions Les liens qui libèrent), la jeune essayiste propose une réflexion stimulante et féministe sur le pouvoir de la neutralité. A la lire, celle-ci s'envisage comme une alternative bienvenue aux hiérarchies de notre société patriarcale et capitaliste, qui catégorisent autant qu'elles oppressent. Neutriser, et non pas neutraliser, c'est bousculer les lignes, prendre en compte les minorités invisibilisées et faire acte de subversion.
Au-delà des conventions, le neutre serait un ailleurs politique, une forme de libération à la fois intime et collective. Une lecture on ne peut plus éloquente en ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes.
Mais au fait, pourquoi est-ce si important, la neutralité ?
Et si on en finissait avec la binarité des genres ? Un système dans lequel ne se reconnaissent pas les personnes non-binaires. La non-binarité, c'est le fait de refuser d'être catégorisé·e comme "homme" ou "femme" dans la société. Une réalité qui suscite encore incompréhension et sarcasmes. Elle nous incite pourtant à nous émanciper de ce qui pèse toujours autant sur les femmes et les hommes : les stéréotypes de genres.
Cela va du choix genré des couleurs (rose, bleu), celui des jouets pour enfants ou des pratiques quotidiennes (le maquillage), jusqu'à certaines valeurs (le "care") ou attitudes : pleurer, ne pas pleurer... Or, prôner le neutre, c'est "interrompre les réflexes de catégorisation des choses et des gens" sans ramener sans cesse ceux-ci à leur identité biologique et aux constructions culturelles qui leur sont associées – et ce dès l'enfance.
La neutralité implique de remettre en question les préjugés, complexes et attentes qui pèsent sur autrui et son assignation identitaire. Et elle peut prendre des formes très concrètes, notamment lorsqu'elle intègre la réalité administrative. En Argentine par exemple, les papiers d'identité comportent l'option "X" depuis l'an dernier. "Il existe d'autres identités que l'homme et la femme et elles doivent être respectées", y affirme-t-on.
C'est aussi valoriser l'empathie par-delà les cases. Ne pas réduire l'individu aux clichés associés à son sexe. Dans un système neutre, "la présence d'une barbe et d'un rouge à lèvres sur un même visage ne serait plus une aberration" ou encore "un outrage à la morale". Il fait bon rêver d'un monde "où les princesses vaincraient des dragons", lit-on. En somme, une société plus égalitaire.
Tout cela semble très théorique. Mais pas tant : en prônant le neutre, il s'agit avant tout de critiquer le système de domination masculine, et patriarcale. Car qu'est-ce que le neutre, aujourd'hui ? "Un faux neutre", fustige Lila Braundschweig, puisque le masculin apparaît comme la norme dans le langage courant. Catégoriser, c'est hiérarchiser, et à ce titre, le masculin l'emporte volontiers. Hiérarchiser, pour mieux diviser. Et régner ?
A en lire les nuances de l'essayiste, ce faux neutre masculin ne neutrise pas, il "neutralise" : il contribue à étouffer les paroles les moins privilégiées. De fil en aiguille, l'autrice dénonce ce contraste entre cette fausse neutralité et la société où elle se perpétue, marquée par les violences de genres, comme les féminicides, auxquels réagissent de nombreux collectifs féministes.
Parler du neutre, c'est remettre en question une certaine hégémonie. Et faire passer par le langage une manière de (re)penser le système dans lequel nous évoluons, ses normes et ses codes, ainsi que ceux qui les écrivent.
Simple question de langage ? Pas seulement, mais cet aspect est loin d'être anecdotique pour autant. Neutriser est d'ailleurs rédigé en écriture inclusive. Et l'autrice accorde à ce choix une note introductive, où elle affirme : "Le langage joue un rôle symbolique trop important pour qu'on laisse s'y reproduire impunément la prégnance du monopole sur des expressions censées désigner des corps et des personnes de tous les genres".
A ce titre, le neutre comme émancipation féministe s'attarde sur la visibilité des marginalités, de la communauté LGBTQ notamment – les personnages homosexuelles, transgenres. Plus précisément, en bousculant quelque peu l'hégémonie masculine, le neutre "s'attaque au système qui a produit l'exclusion des personnes queer, leur marginalisation, leur pathologisation".
Et en appelle à un élan fédérateur vraiment hétérogène. Le neutre nous renvoie ainsi à une notion de plus en plus employée au sein des mouvements féministes et au gré des collages, celle "d'adelphité". Une expression qui se veut plus inclusive que le terme de "sororité" (à connotation féminine : l'union entre femmes, entre soeurs), puisqu'elle inclut, dans la lutte pour l'égalité, les personnes LGBTQ et non-binaires.
Pour Lila Braundschweig, l'un des grands enjeux est de concilier cette exigence d'inclusivité au réel. Mais les initiatives ne manquent pas pourtant. L'autrice évoque l'exemple des toilettes publiques neutres : repenser l'architecture des espaces intimes pour ne plus hiérarchiser les genres, et surtout, ne pas exclure celles et ceux qui ne se reconnaissent dans le "petit bonhomme" ou la "petite madame", affichés là, en silhouettes.
Se dire que le neutre permet une inclusion plus nette, c'est déjà penser à l'avenir qu'il pourrait engendrer. Des lendemains qui chantent ? Certainement. Pour Lila Braunschweig, imaginer les possibilités par-delà le paradigme que l'on nous impose aujourd'hui nous pousserait "à construire des alliances sur ce que l'on veut, et plus sur ce que l'on est". Vers un féminisme où sans guerre des sexes palpiterait surtout "le désir d'un autre monde commun".
Un autre monde commun, cela consiste par exemple à rappeler aux hommes (cisgenres notamment) qu'eux aussi peuvent souffrir des injonctions à la masculinité, ces "masculinités hégémoniques", qu'il faudrait transformer. Neutriser encourage à une lutte solidaire plus globale, prenant racines sur "des formes diverses de vulnérabilité, des conditions d'existence partagées". Et, par-delà la binarité, à privilégier une certaine complexité du sens.
Comme l'écrit Lila Braunschweig, il faudrait "reconnaître ce qui, dans les conditions sociales, nous sépare tout en cherchant à dissoudre ces séparations, ces différences". Cette prise de position reviendrait à bousculer pas mal de lignes. Mais le jeu en vaut vraiment la chandelle : car repenser le genre, c'est "transformer le monde, dans l'infinité des possibles".
Neutriser : émancipation(s) par le neutre, par Lila Braunschweig
Editions Les liens qui libèrent, 205 p.