Au cours des siècles derniers, et parfois des années, bien des femmes se sont travesties en hommes. Pourquoi ? Pour avoir accès aux domaines que les hommes dominent (la politique, la culture, voire même la guerre et l'aventure), passer inaperçues dans des lieux où règne le sexisme, ou encore... survivre, tout simplement.
Dans une société patriarcale, le travestissement n'a rien d'une absurdité. Se travestir n'est pas incongru, et parfois, c'est même vital. C'est que nous explique le fièrement nommé Insoumises et conquérantes, livre précieux sur toutes celles qui "se sont travesties pour changer le cours de l'Histoire". Comme un matrimoine de ces figures bien souvent révoltées et volontiers iconiques, qui ont su faire illusion à grands coups d'oripeaux bien choisis, de dissimulations physiques diverses et de quelques coups de ciseaux habiles.
Dans ce panorama de visages emblématiques, l'autrice Hélène Soumet convoque aussi bien des écrivaines et exploratrices que des femmes médecins, voyageuses, ou encore légendes de l'Ouest. Une équation éclectique qui nous rappelle que s'il prend parfois la forme d'une performance artistique subversive, le travestissement demeure avant tout une alternative dans une société qui empêche aux femmes d'être pleinement libres.
Parmi ces femmes, nombreuses sont celles qui méritent d'être mises en lumière. En voici cinq.
Peut-être la plus jeune de ces "insoumises" ? Blessée lors des attentats de Kaboul, Nadia Ghulam n'a que onze ans lorsqu'elle décide de prendre l'identité d'un garçon. Et ce dans un but précis : subvenir aux besoins de sa famille, mais également échapper au sort morbide que pourraient lui réserver les talibans.
Dans un pays en guerre, et au sein d'une population en proie à la famine, Nadia se fait petit garçon pour aller travailler, échapper aux injonctions que l'on assigne aux filles de son âge, et générer de quoi survivre. Vêtements de son frère sur le dos, turban sur la tête, attitude "virile" un brin surlignée à l'appui (jurons, gestes belliqueux), Nadia arborera le nom de Zelmai une décennie durant pour travailler dans les fermes avoisinantes.
Et, au fil des années, échappera progressivement à la misère en étudiant autant que faire se peut, obtenant son baccalauréat malgré les obstacles. A 21 ans, celle que l'on surnomme "Nadia-Zelmai" finira par poursuivre ses études en Europe, avec l'aide d'une ONG. Une histoire que la principale concernée raconte dans son livre à succès : le bien-nommé Cachée sous mon turban.
Qui ne connaît pas Calamity Jane ? En plus de gravures d'époque, la légende de l'Ouest a été représentée dans bien des films et séries. On aime également à penser que de nombreux personnages de cowgirls badass (Sharon Stone dans Mort ou Vif par exemple) s'inspirent volontiers de cette flingueuse impitoyable. Mais l'on omet peut-être un peu, par-delà ses réflexes physiques hors pair, la transgression qu'elle revendiquait en public.
Celle de se vêtir comme un homme donc, en plus d'arborer les qualités qu'on assigne généralement au soi-disant "sexe fort". Décrite comme une bagarreuse, une rebelle et une errante, Calamity Jane se travestissait pour explorer terres et prairies. Elle ne souhaitait pas vivre l'existence des femmes "clouées dans leurs misérables masures, exploitées, maltraitées, entourées d'une ribambelle d'enfants pouilleux", nous explique Hélène Soumet. Calamity Jane préférait l'appel de l'aventure, les saloons, la célébrité et les grands espaces.
En plus de se vêtir comme Billy the Kid, cette orpheline avait tendance à jurer comme un charretier et à cracher où bon lui semblait. Une manière, dixit l'autrice, "de refuser la retenue exigée pour le sexe féminin, de revendiquer son indépendance et sa liberté". Martha Canary de son vrai nom aurait commencé à se travestir afin d'intégrer l'armée en 1870. Dès lors, elle ne cessera de braver les interdits, tout en échappant à la mort (et notamment à une redoutable épidémie de variole).
Ce sont les excès d'eau de feu qui causeront sa perte. Perte aucunement causée par l'arme d'un homme... "Calamity n'est pas une féministe, elle ne se réclame d'aucune école et ne présente aucune théorie sur les femmes. Mais c'est la première figure de la femme libre, une aventurière, certes un peu tête brûlée, mais une éclaireuse. Cette liberté a toutefois coûté la vie de Jane", analyse l'autrice, comme s'il fallait dissocier Calamity de Jane. Un regard captivant sur ce personnage aussi légendaire qu'ambiguë.
Elle est, pour paraphraser la biographie de Marcel Cordier et Rosalie Maggio, "la femme d'un siècle". Et pour cause. La Française Marie Marvingt était une pionnière en bien des domaines, à la fois alpiniste, journaliste, aviatrice, inventrice... Brillante sportive, on la disait "fiancée du danger", appellation un brin sexiste, qui suggère cependant plutôt bien sa propension admirable à la gestion des sensations fortes.
Sensations qu'elle a connue dans bien des endroits, et pas les plus rassurants. Et notamment, le front de la Première guerre mondiale. Autre attitude de pionnière : celle qui bien des années plus tard deviendra assistante de chirurgien afin de venir en aide aux pilotes blessés, a pour idée en ce début de siècle de se travestir en Poilu afin d'épauler les soldats dans les tranchées. Fusil à l'épaule, Marie Marvingt n'est plus. Elle devient le soldat Beaulieu, évoluant deux mois au sein du quarante deuxième bataillon des chasseurs à pied.
"Le soldat Beaulieu était étrangement silencieux mais se battait fort bien, courageux et excellent tireur, résistant à tout sur ces lignes de front si dangereuses. Personne n'aurait pu penser qu'une femme se cachait derrière ce vaillant soldat couvert de boue", narre l'autrice. Une manière éclatante d'envoyer bouler bien des préjugés.
Hélas, Marie Marvingt finira sa vie dans la misère. Ses économies déclineront autant que sa santé. Elle mourut finalement dans l'indifférence générale, à 88 ans.
Écrivaine d'exception, amoureuse des chats, membre de l'académie Goncourt, comédienne, artiste sulfureuse (notamment pour sa bisexualité qui hérissait volontiers les poils d'une société hétéronormative)... Sidonie-Gabrielle Colette était tout cela et bien plus encore. On salue sa liberté, tout en rappelant ses mots incisifs sur le mouvement des Suffragettes. On pense son écriture limpide et familière à tous et pourtant qui saurait résumer une oeuvre totale éparpillée sur plus d'un demi siècle ? Colette était donc une personnalité des plus insaisissables.
Et c'est très bien ainsi. Mais cette femme libre était également, comme George Sand et Marc de Montifaud, connue pour ses travestissements. Dès 1905, en tant que comédienne de music hall, Colette n'hésitait pas à paraître vêtue en homme lors de spectacles, suscitant le scandale du public et de la critique. C'est dans cet univers artistique qu'elle va s'épanouir. "La mascarade du music hall semble représenter l'ambivalence du masculin et du féminin, ambivalence en laquelle Colette se reconnaît", analyse Hélène Soumet.
En devenant l'une des plus réputées écrivaines de son siècle, elle démontrera, comme le souligne l'autrice, l'étendue de "son pouvoir créateur digne des plus grands génies masculins". Son goût pour le travestissement est politique. Il est la marque parmi d'autres d'une femme de lettres qui n'hésitera pas à faire bouger les lignes d'un milieu masculin, où ceux qui décident, couronnent et critiquent, se reconnaissent volontiers à leur testostérone.
A l'inverse, Colette a démontré qu'une femme pouvait très bien investir ces cercles académiques. La preuve ? Quelques années avant sa mort, elle sera même nommée pour le prix Nobel de littérature.
Encore une "insoumise" insalissable. Isabelle Eberhardt était journaliste et écrivaine, mais c'était également une exploratrice. Et, dit-on, une espionne. Toute sa (courte) vie durant (elle est morte à 27 ans), notre héroïne va traverser bien des territoires : le désert du Sahara et la Tunisie, le Maroc, l'Algérie, Marseille, Paris... On la dit aventurière, errante, intrépide. De ces femmes qui rappellent les vertus féministes du voyage.
Pourtant, certaines militantes de ce début de 20e siècle, notamment les rédactrices du journal La Fronde, la fustigent volontiers. La raison ? Isabelle Eberhardt porte des vêtements d'homme - et notamment des pantalons. Une véhémence qui l'incitera à ne pas s'éterniser dans la capitale. Et à faire perdurer son goût du voyage. C'est dans le désert du Sahara qu'elle changera d'identité, en se faisant appeler Si Mahmoud Saadi.
Crâne rasé, turban, tabac en permanence sur soi, Isabelle Eberhardt se fera dès lors cavalier du désert en pleine itinérance pour, nous dit Hélène Soumet, "vivre indépendamment de tous, loin des hommes". En somme, concilier discrétion et exil. Mais surtout car, dixit l'aventurière elle-même, car "la vie semble avoir été faite pour les hommes". Triste constat. La "conquérante" finira par mourir de fièvres, à quelques années de la trentaine.
Insoumises et conquérantes, de Hélène Soumet
Editions Ekho, 233 p.