"J'ai écrit le tweet en 5 minutes." Ce jeudi 14 janvier, Sophia Antoine a "sauté le pas" : celui de la libération de la parole. La militante et activiste féministe a décidé, après un long et douloureux cheminement, de rendre son histoire publique, sur Twitter, dans une série de messages glaçants. Elle a nommé l'innommable, posé des mots sur l'indicible. Comme un Français·e sur dix, Sophia a été victime d'inceste. Son bourreau ? "Une grand-tante gardienne et violeuse", qui l'a meurtrie dans sa chair de petite fille pendant des années au coeur d'un cocon familial qui se voulait protecteur. Un témoignage qui dévoile une réalité souvent tue, méconnue, infiniment taboue : les crimes pédosexuels commis par des femmes.
Sophia Antoine a accepté de nous livrer son histoire par mail. "On n'a pas les mots à l'oral puisqu'on se tait depuis toujours", nous a-t-elle expliqué. En levant un pan du voile sur son vécu, elle espère donner de la force aux autres victimes. Protéger les futures. Et briser ce silence assourdissant, enfin.
Sophia Antoine : Le premier déclic s'est fait lorsque Juliette Katz du compte Instagram "Coucou les girls" m'a contactée pour une jeune femmes qui avait subi des agressions sexuelles de la part de sa belle-mère. C'était pendant le premier confinement en 2020. Juliette était un peu démunie. En rentrant en contact avec cette jeune femme, pour la première fois, j'ai parlé de mon inceste à une inconnue. Je l'ai fait pour la soutenir, et rendre visible ce que toutes les statistiques taisent.
Le fait d'avoir été violée pendant des années par une femme m'a aidée à trouver les mots appropriés et justes pour lui répondre. J'ai été secouée par son courage et sa volonté de porter plainte. Courage que je n'ai jamais eu. J'ai passé ma vie à taire et à dissimuler ce qui m'était arrivé pendant l'enfance.
Puis il y a eu le livre de Camille Kouchner La Familia Grande. En m'indignant des propos de Finkielkraut sur le plateau de Pujadas, et en applaudissant le courage de Camille Kouchner sur les réseaux sociaux, j'ai reçu de nombreux messages scandalisés sur l'inceste. De nombreuses femmes m'ont confessé avoir été victimes de leurs oncles, cousins, frères, pères. J'ai la sensation que quelque chose est en train de se passer. Qu'une omerta se brise. Et que c'est vital et nécessaire.
Enfin, la vidéo de Muriel Salmona dans Brut a balayé toutes mes réticences. J'ai sauté le pas. J'ai écrit le tweet en 5 minutes. Il m'a fallu 20 minutes pour le rendre public. Mais mon désir de protéger les futures victimes a été plus fort. Et je l'ai posté.
S.A. : Cette grand-tante était la soeur de ma grand-mère. Elles s'aimaient énormément. Elle habitait à quelques kilomètres de chez moi et je la voyais le week-end et pendant les vacances. Issue d'une famille nombreuse, ma mère m'envoyait chez elle pour les vacances ou quand j'étais malade. Elle avait une grande maison sur les hauteurs d'Aix-en-Provence et à la campagne.
Elle faisait partie de la famille comme une tante directe. Tout le monde l'adorait. Elle avait un profil particulier. Elle était très masculine, grosse fumeuse, et avait été ancienne championne d'Europe de ping-pong. Cela laissait admiratif tous les hommes de ma famille.
S.A. : Je n'ai aucun souvenir du commencement. Tout est très flou. Enfant, j'étais mutique et extrêmement sauvage. On me qualifiait d'"autistique". J'ai donc grandi en pensant que c'était moi qui avais un problème. Je multipliais les troubles du langages. Dyslexique, dyscalculique et dysorthographique, je me réfugiais derrière ma soeur jumelle pour communiquer avec l'extérieur.
Je me souviens juste d'une réflexion récurrente que je me faisais dans mon esprit d'enfant, une question insoluble qui me taraudait : je n'arrivais pas à comprendre pourquoi prendre un bain ou une douche était aussi douloureux quand c'était cette femme qui s'en chargeait. En fait, les maltraitances et les viols intervenaient lorsqu'elle me donnait ma toilette ou quand je me rendais aux WC.
Je ne dissociais pas, dans mon esprit d'enfant, "ses gestes" des gestes maternels que ma mère me prodiguait. Dans mon esprit, c'était les mêmes. Je savais juste une chose : dès que j'étais avec ma mère, rien ne se passait. J'attribuais ça à ses mains et à l'amour qu'elle me portait. Pas aux comportements déviants de ma grand-tante. Mes douleurs disparaissaient quand ma mère était à mes côtés, c'était mon unique observation.
J'emploie le terme "disparaître" sciemment. Je le répète, je n'avais aucune idée de ce que cette femme m'infligeait en allant trop profond en moi. Je me rappelle juste la douleur de mon sexe ulcéré et irrité de petite fille qui me lançait après mon passage dans sa salle de bain ou entre ses mains. Il m'arrivait de me réveiller quand je dormais chez elle en hurlant de douleur, et c'était mon bourreau qui venait me réconforter en enduisant mes parties génitales douloureuses de crème apaisante. Encore un soin qu'elle me dispensait, comme si elles étaient deux : celle qui me maltraitait dans la salle de bain et celle qui tentait d'apaiser mes douleurs. Les causes de mes douleurs étaient dissociées des conséquences de mes saignements et de mes irritations. Je ne voyais que le symptôme d'un mal inconnu qui me rongeait quand j'étais chez elle et sur lequel je n'arrivais pas à mettre des mots.
S.A. : J'ai été élevée dans une famille où personne ne m'a jamais parlé de sexualité. C'était tabou. Ma mère est une évangéliste rigoriste très pratiquante. C'est elle qui m'a élevée. J'ai grandi dans une communauté religieuse très fermée, qui s'érigeait contre le désir et la concupiscence masculine. j'ai toujours été éduquée dans la peur du désir des hommes.
Ce que je subissais ne faisait que renforcer cette crainte, puisque ma violeuse me répétait en boucle que tous les hommes étaient violents et qu'ils allaient me faire souffrir. Elle racontait aussi que j'étais une enfant sale qui se touchait et se masturbait sans arrêt, pour justifier ma vulve irritée. Qui allait me croire ? Qui allait une seule minute imaginer ce que cette femme m'infligeait avec soin et régularité ?
S.A. : Il y avait des pénétrations digitales, avec ou sans gant. Elle aimait parfois utiliser un gant en crin pour que ce soit plus abrasif. Elle se saisissait d'objets contondants pour ma toilette et les introduisait dans mes orifices. Elle adorait se masturber devant moi et me surprendre en se déshabillant soudainement chez elle, mais aussi à l'extérieur.
J'ai longtemps eu des hauts de coeur et des nausées en voyant des personnes porter des peignoirs ou des robes de chambre. Ce simple vêtement retenu par une ceinture me met encore aujourd'hui très mal à l'aise.
S.A. : En grandissant et en devenant adolescente, j'ai gagné de l'autonomie. Et je me suis éloignée, petit à petit, de cette grand-tante paternelle. Mais je continuais à la voir pendant les repas ou des fêtes familiales, pendant 12 ans régulièrement. La dernière fois qu'elle s'est exhibée devant moi, j'avais 27 ans et j'étais une jeune maman... Elle a attendu que tout le monde soit sorti de table, lors d'un petit-déjeuner en famille, pour me montrer ses seins. Je suis restée sidérée. Ça n'a duré que quelques secondes, et elle s'est rhabillée.
Je ne vivais pas avec cette douleur au quotidien car j'ai longtemps oublié mes viols. Ils réapparaissaient de façon sporadique, suite à une parole, une ambiance, un objet. Pendant longtemps, pour une raison que je n'explique pas, je me réfugiais même dans les salles de bains pour m'apaiser et me calmer. Il n'y a pas une logique de protection, il y a juste des tentatives de survies.
S.A. : Dans l'opinion publique, les femmes ne violent pas. Ou du moins personne n'en parle parce que c'est extrêmement minoritaire. J'ai mis très longtemps à réaliser ce que j'avais subis pour de nombreuses raisons.
D'abord, je ne connaissais pas la définition d'un viol.
Ensuite, je justifiais son comportement par l'impossibilité, à son époque, de vivre pleinement son homosexualité. Cette femme avait fait un mariage sans amour avec un homme dont elle s'occupait des enfants. Puis, j'ai fait pendant longtemps une grave confusion entre une préférence sexuelle et un comportement pédocriminel, mais ça rendait mes violences plus supportables. Ça les justifiait même ! Je me suis dis longtemps que j'étais la victime collatérale d'une époque peu ouverte aux relations lesbiennes. Comment ai-je pu penser une chose pareille ?
Enfin, j'ai fait le choix inconscient d'aller de l'avant et d'occulter ce que j'avais vécu. Une sorte de déni partiel en relativisant et en m'anesthésiant. C'était plus simple. J'ai toujours refusé de me considérer comme une victime. Ça a plutôt bien marché jusqu'à ma grossesse.
S.A. : Je n'ai pas arrêté d'oublier, d'enfoncer ces viols au plus profond de moi. Seule ma soeur jumelle était au courant. Lorsque ma mémoire était frappée d'amnésie, elle me rappelait des évènements ou les choses avec un seul mot. J'ai l'impression que tous mes autres souvenirs m'ont échappés.
Enfant, j'avais des comportements perturbants. Je me frappais les parties génitales avec des pierres ou je arrachais les lèvres externes de la vulve contre des coins de meuble, je me réfugiais dans le silence pendant des jours entiers, j'avais des pratiques masturbatoires très douloureuses et toxiques. Et une peur viscérale des hommes extérieurs à mon cercle familial.
S.A. : Comment dénoncer une femme dont on n'analyse pas les gestes, ni les maltraitances ? Tout se confondait. Nous n'étions pas éduquées pour parler de tout ça. La méconnaissance, l'ignorance, l'absence de dialogue sur ces problématiques nous a tout simplement muselées. D'où l'importance d'éduquer les enfants sur leurs corps et leur consentement, je suis persuadée que ça les protège.
S.A. : Vers 20 ans, j'en ai parlé à ma grand-mère et à ma tante maternelle. Elles étaient démunies, mais elles m'ont tout de suite crue. Je balbutiais, j'avais du mal à nommer les choses et à être claire. J'ai amoindri la réalité de ce que j'avais subi car j'avais honte. Mais elles m'ont fait promettre de ne rien dire pour protéger ma famille paternelle. Elles avaient aussi très peur que je sois rejetée.
Par contre, elles m'ont promis qu'elles me protégeraient. Elles n'ont plus caché leur aversion pour cette femme, qu'elles dénigraient sans cesse. Secrètement, je les avais pour alliées.
S.A. : Ma mère est au courant aujourd'hui. Et il y a un an, jour pour jour, je l'ai confié à mon père. J'ai été assez lâche. C'était sa tante préférée, j'ai attendue qu'elle soit morte pour lui en parler. Dans ma famille, le pardon est au coeur de tout.
Sur son lit de mort, ma grand-tante paternelle n'a rien avoué, mais dans un dernier souffle a supplié ma mère de lui pardonner pour tout le mal qu'elle m'avait fait. Je suppose que c'était pour soulager sa conscience, une sorte de demi-aveu. Ça m'a fait un bien fou de le savoir. C'était comme une forme de reconnaissance de ce que j'avais subi. Mais à la différence de ma mère, je ne lui pardonnerai jamais.
S.A. : Imaginer que ma grand-mère était au courant des comportements déviants de sa soeur me précipite dans un désespoir insupportable. Je ne l'envisage pas pour ma santé mentale. Je me protège en me refusant de me plonger dans ce genre de spéculations. C'est égoïste, mais ça fait bouclier.
S.A. : J'espère de tout mon coeur que non, mais c'est fort probable. J'ai mis tout en oeuvre pour qu'elle n'en fasse plus. Elle n'a jamais approché ma fille, ne l'a prise une seule fois dans ses bras.
S.A. : J'ai été énormément impactée. J'avais une peur viscérale des hommes et de ce qu'ils pouvaient me faire. Aussi, je me suis farouchement protégée. J'étais aussi intimement persuadée que je n'aimais que les femmes. Elle avait colonisé mon esprit jusque dans mes moindres choix et mes croyances. Je refusais de ressembler "à cette petite fille sale qui ne pensait qu'à ça" comme elle me le rappelait sans cesse.
J'ai donc observé une grande rigidité et je me suis interdite de vivre des aventures amoureuses. Mariée, j'ai développé un vaginisme extrêmement douloureux et j'étais persuadée que je n'éprouverais plus jamais de plaisir. C'est un détail mais je m'enferme toujours à double tour dans ma salle de bain même quand je suis seule, et je ne supporte pas de dormir sans une culotte. La culotte comme un rempart.
J'ai eu énormément de chance de rencontrer des hommes patients et aimants dans ma vie, qui sans le savoir m'ont réconciliée avec mon désir. Le père de ma fille a dû faire preuve d'énormément de compréhension pour m'apprivoiser. Mais, indéniablement, ce que j'ai subi transforme toutes mes relations. La moindre de mes cellules, le plus petit centimètre de ma peau ont été colonisées par toutes ces années d'inceste.
S.A. : Mon témoignage est juste un coup de projecteur pour dénoncer l'inceste et mettre en lumière toute cette hypocrisie. Si avec mes mots, je contribue un peu à lever voile sur ce mal qui gangrène notre société, je n'ai aucun regret.
Je n'ai pas témoigné pour guérir. Personne ne guérit de ce genre de blessures. Je témoigne pour qu'il n'y ait plus de victimes, pour que ça s'arrête. Dire les choses, arrêter d'avoir peur, s'exposer pour mieux protéger les autres, et refuser de se taire, compose l'ADN de toutes mes luttes.
S.A. : Je ne regrette rien. Je ne voulais pas détruire ma famille paternelle, ni briser le coeur de ma grand-mère. Elle aurait dû choisir entre sa soeur et moi. Je ne voulais pas lui imposer ce choix.
S.A. : La justice se réveille et concède lorsque des femmes puissantes, aisées, publiées, au firmament, prennent la parole. Mieux : elle s'active et s'auto-saisit. Elle fait amende honorable. Sinon, elle n'écoute pas les victimes. Ce sont les femmes qui m'ont rendu justice et réparée en mettant des mots sur mes troubles. La sororité est la meilleure antidote pour se restaurer et aller de l'avant.
L'inceste gangrène la famille, tout le monde sait sans rien dire. Et c'est le "sans rien dire" qui fait loi encore aujourd'hui. La justice intrafamiliale, celle des chambres étouffantes, et des couloirs sombres est un trou béant auquel tout le monde participe pour y enterrer ses cadavres. Il est grand temps d'arrêter de creuser et d'écouter.
S.A. : Camille Kouchner a écrit le livre que ma soeur jumelle aurait pu écrire. Sauf que je n'aurais jamais sa visibilité. Je suis issue d'une famille de prolos sans grand intérêt. Je fais partie de la masse, des victimes de l'ombre, celles dont tout le monde se tape parce que nous sommes trop nombreuses. Qui va se soucier de ces personnes isolées qu'un passé toxique a détruit et qui peinent à survivre, les hantées par les secrets de famille sans notoriété, les violées gênantes qu'on ignore, les survivantes à qui on ferme les portes des commissariats où les affaires sont classées sans sommation ?
La parution de ce livre La Familia Grande permet de mettre en lumière nos cris, j'ai juste saisi l'opportunité pour dénoncer ce mal qui nous ronge.
S.A. : D'arrêter d'avoir honte ! Et de regarder autour d'elles, elles ne sont pas seules. Les victimes n'ont pas à être conseillées, elles doivent être protégées et entendues : par la justice, les politiques, la police, les familles, et la communauté.
Autour de moi, tout le monde s'indigne du silence autour de l'inceste, de cette omerta feutrée des foyers, de ces lourds secrets toxiques si bien gardés. Mais que faisons-nous aujourd'hui des enfants qui parlent ? Celles et ceux qui racontent, qui mettent des mots sur les violences répétées que subissent leurs petits corps ?
Ils et elles répètent leurs viols d'abord à la famille, puis aux thérapeutes, aux médecins, à la Brigade des mineurs, face à une caméra, lors du protocole Melanie.
Que faisons-nous de ces enfants qui refusent la chape, la prostration, et qui balancent ? C'est simple : on les fait taire. On musèle les mères protectrices en les désenfantant, et la justice confie ces petites victimes contestataires à leur bourreau qui sera aussi le meilleur geôlier de leur silence. Sinon, on classe sans suite peinard. Au pire un peu de sursis... Au mieux une déqualification en atteinte sexuelle. Parce que violer un·e enfant en France, c'est pas un viol. Non, c'est juste un délit.
Je serai toujours du coté des victimes. Changeons les paradigmes avec un "IncestmeToo", en balançant nos incestitueur·euse·s. Que cette hypocrisie prenne fin.
Il faut avant tout que vous soyez secouru·e, protégé·e et mis·e hors de danger. Demandez de l'aide, NE RESTEZ PAS SEUL·E. Parlez des violences que vous subissez à des personnes de confiance, des proches fiables, des associations spécialisées, des professionnels de la santé, du social, des juristes ou contactez la police, la gendarmerie, le procureur de la République (lettre).
En situation d'urgence et de danger immédiat appelez ou faites appeler en priorité les secours : POLICE ou GENDARMERIE 17, 112 pour les mobiles, 114 pour les personnes sourdes, malentendantes, muettes ou pour celles qui ont des difficultés pour s'exprimer ou qui ne peuvent pas parler sans se mettre en danger).
En cas d'urgences médicales : SAMU 15 ; POMPIERS 18 ; 112 par mobile ou 114 pour les personnes sourdes, malentendantes si vous ne pouvez pas parler sans se mettre en danger