A l'instar d'une symphonie, cette rentrée littéraire se démarque par ses troublants leitmotivs. Histoires touchantes de mères/filles, portraits de pères imposants, récits doux amers d'adolescences meurtries... Noms reconnus et premiers romans tissent un paysage artistique aussi riche et cohérent thématiquement parlant qu'émotionnellement puissant. De quoi inspirer bien des futurs auteurs et autrices en herbe.
La preuve avec ces sept livres à dégoter illico en librairies.
Justine, seize ans, tue le temps à Cressac, village d'un redoutable ennui. Mais en cet été où les températures grimpent, rien n'est vraiment comme avant pour notre protagoniste : alors que celle-ci quitte lentement mais sûrement le monde de l'enfance, une ado comme elle, Océane, disparaît.
Premier roman au style très abouti, L'éblouissement des petites filles est une histoire d'adolescence pleine de grâce, de douleur et de mélancolie, sur fond de grands et de petits drames – difficile de mieux synthétiser l'humeur teenage. Si l'on pense au spleen pré-ado d'autrices majeures comme Carson McCullers (et sa Frankie Addams), Timothée Stanculescu, passée par les rangs de la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l'image et du son), se démarque de toute influence en s'attardant avec singularité et poésie sur la métaphore frappante de la disparition.
Notre jeune héroïne va souffrir de l'absence – forcément inquiétante – d'une camarade lointaine, incarnation de ces "filles sans histoires", comme l'énoncent trop souvent les rubriques faits divers ou les JT paresseux. Mais qu'est-ce au fond qu'une "fille sans histoires" ? En vérité, cela n'existe pas. Et cet évanouissement de symboliser le chaos intérieur de notre protagoniste, dans un climat caniculaire perturbant ses sens et sa présence au monde. Puissant.
L'éblouissement des petites filles, par Timothée Stanculescu
Editions Flammarion, 368 p.
Comédienne, Magdalena part du jour au lendemain vers le Sud-Ouest afin de retrouver sa mère Apollonia, qu'elle n'a pas revue depuis trente ans.
Notamment remarquée pour son roman Amours (2015), l'autrice et violoniste Léonor de Recondo signe une fiction touchante et intimiste, histoire de mère/fille scrutant les âmes solitaires avec beaucoup de sensibilité. C'est son écriture introspective, toute en nuances et en sensualité, qui nous captive dès les premiers mots. Pas d'approche mélodramatique ici, mais un style romanesque tout en légèreté et précision, une recherche maîtrisée d'authenticité émotionnelle qui n'échappera pas aux lecteurs les plus exigeants. Un portrait de femmes subtil comme une partition musicale.
Revenir à toi, par Léonor de Recondo
Editions Grasset, 180 p.
C'est un titre de roman qui sonne comme une révolution. Avec Ce qui gronde, Marie Petitcuénot saisit à travers un style très incarné la tempête intérieure des mères de famille, en imaginant chaque chapitre comme une lettre d'une mère à ses enfants, détaillant son quotidien, sa fatigue, les remarques dont elle fait l'objet. Injonctions à la féminité, complexe obsédant de la mauvaise mère, pressions psychologiques et sociales multiples, poids étouffant de la charge mentale... L'état des lieux esquissé dénote par sa justesse.
A travers ce premier roman s'énonce sans détour l'immense paradoxe de la maternité, entre anxiété dévorante et amour inconditionnel, regrets tabous que l'on ose mettre en mots et besoin vital de partager à ses enfants l'étendue de son expérience, comme une sorte d'héritage créatif. Une écriture admirable d'équilibre.
Ce qui gronde, par Marie Petitcuénot
Editions Flammarion, 192 p.
Deux histoires se font écho dans cet étonnant roman à la fois historique et intimiste. La révolte des enfants désoeuvrés du bagne de l'île du Levant dans la seconde moitié du 19e siècle, d'abord. Des gosses orphelins, vagabonds ou tout simplement abandonnés par l'autorité parentale, qui rêvent d'ailleurs et de feu destructeur. Le quotidien d'ados des années 90 ensuite, tuant le temps entre cours séchés et écoutes sacrées de Nirvana.
Entre ces générations qu'un siècle au moins sépare palpite le même désir de soulèvement, que cette envie ardente prenne la forme de simples "conneries" potaches d'étudiants ou de véritables mutineries. D'une remarquable spontanéité, la plume d'Héloïse Guay de Bellissen nous fait ressentir ce souffre dans l'air à travers une écriture dont la liberté narrative est quasiment punk – à l'instar des groupes mentionnés d'un chapitre à l'autre.
Impossible de ne pas ressortir soufflé de cette immersion brute.
Crions, c'est le jour du fracas, par Héloïse Guay de Bellissen
Editions Seghers, 192 p.
Attendu comme le Messie (sujet d'un roman antérieur de la célèbre autrice belge, Soif, récit de la passion du Christ), Premier Sang tient sur un concept atypique dont seule Amélie Nothomb a le secret : une biographie du père de la romancière, narrée à la première personne. La fille s'approprie donc la voix et l'histoire paternelles afin de rendre à cet être cher disparu durant la pandémie de coronavirus l'hommage qu'il mérite.
En résultent des mémoires pas comme les autres, évidemment touchantes, et traversées de ces décalages réjouissants que les nothomphiles connaissent sur le bout des doigts. On appréciera notamment la rocambolesque phase "Enfance" de ce trentième roman où la drôlerie enlace toujours le drame, duo complémentaire, si ce n'est indissociable, dans l'univers de l'autrice.
Comme toujours, Amélie Nothomb se saisit d'un sujet limpide (ici, particulièrement personnel) pour mieux questionner avec ludisme et ruptures de ton le but de la création littéraire et l'importance du langage.
Premier Sang, par Amélie Nothomb
Editions Albin Michel, 180 p.
La narratrice de Grande Couronne est une ado de banlieue pavillonnaire qui se prostitue pour se payer des vêtements de marque. Dans cette France morose des années 90, la jeune fille tue le temps entre shopping, virées entre copines, pizzas quatre fromages et fantasmes sur Gérard Klein, la vedette de la série L'instit. En attendant de devenir avocate ou hôtesse de l'air...
Le premier roman de Salomé Kiner impressionne par sa propension à nous immerger dans une France des années 90 reconstituée, à grands renforts de name dropping bien senti et de références culturelles familières. Mais c'est surtout l'intensité crue de ce récit de coming of age, émancipé de toute concession et bienséance, qui frappe le regard et le ventre.
L'autrice déploie un langage d'une vitalité absolue, ouvertement oral, impoli, volontiers choc, parcourant un récit d'adolescence aux antipodes de toute représentation idyllique. Une prose qui ne laisse pas indifférent.
Grande Couronne, par Salomé Kiner
Editions Christian Bourgois, 290 p.
"J'ai besoin de savoir qui tu es pour savoir d'où je viens". A la source de cette phrase qui sonne comme un mantra, l'enquête de Sorj Chalandon, romancier et journaliste narrant l'investigation qu'il a dédié au passé mystérieux de son père, et précisément au parcours sinueux de ce dernier durant la Seconde Guerre mondiale, émise en parallèle de son suivi en tant que reporter du procès historique de Klaus Barbie.
D'un côté, une quête de justice et de l'autre, une quête de vérité. Au creux de l'innommable, ce qui n'a jamais été dit, et ce que ce non-dit familial génère : incompréhension, obsession, souffrance. C'est un roman écrit comme une immersion journalistique, et une immersion journalistique dont l'intensité est essentiellement romanesque.
Enfant de salaud positionne à l'instar du dernier Amélie Nothomb la fiction comme miroir tendu face au père, figure redoutée ou adorée, absence si omniprésente, ici aberrante, dérangeante, hantise suscitant plus de questions que de réponses. Partant de l'Histoire avec un grand h pour glisser vers son équivalent minuscule, et pourtant si complexe, Sorj Chalandon explore avec pudeur les détours labyrinthiques de l'identité et de la filiation.
On en sort bouleversé.
Enfant de salaud, par Sorj Chalandon
Editions Grasset, 336 p.