"C'est un cauchemar, on aimerait se réveiller". Anastasia Mikova en reste encore abasourdie. Depuis le début de l'offensive russe ce 24 février, la réalisatrice et journaliste ukrainienne, qui vit depuis 23 ans en France, est suspendue aux nouvelles. Alors qu'elle travaille sur un nouveau projet dans le Sud de la France, sa tête et son coeur sont dirigés vers son pays meurtri. Elle appelle ses ami·es et sa famille resté·es sur place, poste des informations sur son compte Instagram, tente d'agir comme elle le peut pour aider. Et elle n'en revient toujours pas.
Elle qui a donné la parole à celles et ceux qui ne sont pas entendu·es sur des sujets comme le trafic d'organes et les mères porteuses, elle qui a interrogé des milliers d'hommes et de femmes pour des documentaires à l'échelle mondiale (Human, Woman avec Yann Arthus-Bertrand), soupire : "Jamais je n'aurais imaginé qu'un jour, moi, j'aurais besoin de demander aux autres de donner la parole à mon peuple", confie-t-elle, bouleversée.
Jointe par Zoom, Anastasia Mikova nous livre ses impressions sur ce conflit qu'elle vit de loin, sur sa nation résistante et partage ses conseils pour soutenir les Ukrainien·nes confronté·es à l'enfer de la guerre.
Anastasia Mikova : Je travaille en ce moment sur un nouveau film documentaire en co-réalisation avec une personne qui habite dans le sud. Pendant toute la période de préparation, je me suis installée là-bas. Mercredi dernier, j'étais dans une magnifique maison, en plein soleil, dans un jardin. On profitait de la journée, on s'est couchés tranquillement.
Et en plein milieu de la nuit, on a commencé à recevoir plein de messages- je ne coupe jamais mon téléphone. Je me suis dit : "Qu'est-ce qui se passe ?". Et là, on a su que la guerre avait commencé. Parce qu'ils ont lâchement attaqué l'Ukraine à 5h du matin. Une bonne partie de ma famille est encore là-bas, ma grand-mère, ma cousine avec sa fille de 9 ans. La plupart de mes ami·es aussi. Ma mère, par chance, est venue en France pour me donner un coup de main pour m'aider avec mon fils de un an. Et elle devenait repartir ce lundi 28 février. Elle habite en face du Parlement à Kiev, lieu qui sera probablement ciblé. C'est un immense soulagement qu'elle soit avec moi, en France.
A.M. : C'est terrible parce qu'une guerre, c'est quelque chose qu'on voit tous venir mais qu'on ne veut et peut pas accepter. Le cerveau humain n'est fait pas pour accepter ça.
Cela fait deux semaines que les Etats-Unis avertissaient sur l'imminence de cette attaque, demandant l'évacuation des ressortissants étrangers. Mais on se disait qu'ils exagéraient, que c'était la "guéguerre" entre la Russie et les Etats-Unis. Notre cerveau ne voulait pas accepter ça. D'ailleurs, ma mère voulait rentrer il y a encore quelques jours... Alors que toutes les infos nous disaient que c'était l'escalade.
J'ai beaucoup tourné dans des endroits où il y a eu la guerre et on m'a toujours dit que jusqu'à la première attaque, les gens se disent que "ce n'est pas possible". Et encore moins lorsqu'il s'agit de deux peuples vraiment proches et qui étaient encore frères il y a peu, comme c'est le cas de l'Ukraine et de la Russie.
A.M. : Je suis éblouie par la réaction des gens. Vu l'ampleur des attaques, ces bombardements russes sur les villes et alors même que les civils sont aussi visés, je pensais que la plupart des gens allaient fuir, ce que je comprendrais.
Bien sûr, des centaines de milliers de personnes fuient le conflit (plus de 500 000 personnes ont fui l'Ukraine en 6 jours selon l'ONU - Ndlr), mais la plupart de mes ami·es ont décidé de rester par exemple. Et certain·es, des journalistes, des profs, ont décidé de prendre les armes pour la première fois de leur vie. Des femmes de 30 ans partent défendre des ponts !
En fait, jusqu'au jour où cela arrive, on ne sait jamais comment on va réagir en pareille situation. Je suis impressionnée par leur courage : elles et ils se retrouvent face l'armée du plus grand pays du monde.
A.M. : Pour être honnête, il y a encore quelques semaines, je ne le considérais même pas comme notre président ! Je vote en Ukraine à toutes les élections et je n'avais pas voté pour lui : il n'a aucune expérience, c'était un humoriste qui faisait de la télévision avant. Qu'est-ce qu'il allait faire à la tête d'un pays qui était déjà enlisé dans un conflit qui dure depuis des années ? Son élection en 2019 était assez surréaliste.
Et là, depuis le début de cette invasion, on découvre sa capacité à faire face et à faire front. Je pense qu'il se découvre lui-même. Il révèle une autre stature et ce qu'il fait est incroyable.
Plusieurs pays lui ont proposé de l'accueillir et il ne l'envisage en aucun cas. Il a fait plusieurs vidéos où il est au Parlement, où il dit que c'est peut-être sa dernière nuit. Et je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de présidents qui aujourd'hui seraient capables de ce courage-là.
A.M. : Je suis suspendue à mon ordinateur et mon téléphone, mes journées sont rythmées par ce qui se passe en Ukraine. Je me lève le matin et j'appelle pour prendre des nouvelles des proches et de la famille car c'est souvent à ce moment-là que le réseau est rétabli et que c'est l'accalmie. Dans l'après-midi, on suit les événements.
A vrai dire, les premières 24 heures de l'assaut, j'étais tétanisée, je ne savais pas quoi faire face aux images. Je ne réalisais pas. Mais comme je suis quelqu'un qui est dans l'action, j'ai rapidement réagi pour tenter de mettre en place des choses concrètes pour aider les gens, comme partager des infos sur mes réseaux sociaux. Impossible de rester les bras croisés.
A.M. : Oui, les femmes sont toujours les plus impactées sur le court et le long terme dans les conflits. C'est ce que j'ai constaté en faisant Woman, en recueillant 2 000 témoignages dans plus de 50 pays à travers le monde. Elles sont souvent désarmées, très souvent avec des enfants et elles doivent tout quitter du jour au lendemain et survivre dans des pays étrangers, démunies- même s'il y a aussi des femmes qui partent à la guerre aussi.
Et puis très souvent, les femmes sont attaquées dans leur chair, il y a des viols de guerre dans tous les conflits. On utilise le corps des femmes pour "anéantir" l'ennemi. On n'en parle toujours pas assez. Dans Woman, on a donné la parole aux femmes kurdes vendues à Daesh, des femmes en RDC, au Congo... Et toutes nous disaient qu'il y avait eu des centaines de viols à chaque conflit. Clairement, les femmes et les enfants souffrent plus que tout le monde lors des guerres.
A.M. : Nous avons besoin d'aide pour les dizaines de milliers de personnes qui ont dû tout abandonner, des choses très concrètes comme des couvertures, de la nourriture, des médicaments. Il faut donner aux associations, aux organismes internationaux et locaux sur place. Par exemple, Le Secours populaire, La Chaîne de l'espoir, Médecins sans frontières, la Croix Rouge.
Vous pouvez également faire des dons aux organismes ukrainiens, c'est très facile grâce à Internet. Je conseille de donner à une ONG qui s'appelle Save Life qui aide l'armée et les blessés au quotidien. Je les soutiens depuis des années car cette crise dure depuis longtemps. Il y a aussi Voices of Children qui aide les enfants touchés par la guerre, Razom qui oeuvre pour la démocratie et pour que les voix du peuple ukrainien soient entendues.
Une autre chose qui me semble essentielle, c'est de participer à la médiatisation de ce conflit : c'est aussi une guerre médiatique qui se joue entre l'Ukraine, la Russie et le reste du monde. Les Russes jouent la désinformation et utilisent énormément leurs médias de propagande, qui sont d'ailleurs en train d'être coupés dans l'Union européenne. Il faut partager les infos fiables, aller sur les réseaux sociaux et s'informer. C'est très important.
Et puis on pourrait penser que descendre dans la rue pour montrer son soutien, ça n'apporte rien. Mais je peux vous dire que je parle avec des Ukrainiens qui sont sur place tous les jours et ils me disent que voir ces milliers de personnes manifester à travers le monde, ça leur donne de l'espoir et de la force pour continuer à se battre. Je vous invite vivement à continuer à le faire.