Il était une fois une jeune fille qui parlait aux oiseaux dans la forêt. Un prince qui s'était perdu l'entendit chanter et s'approcha. Un regard et ce fut le coup de foudre. Après un combat avec un dragon et une sieste qui s'éternisa quelque peu, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
Il était une fois une autre jeune fille qui cette fois, n'avait pas un rond. Elle vivait dans la cuisine de sa belle-mère et obéissait aux ordres de ses demi-soeurs ingrates. Un jour, elle se rendit au bal malgré l'interdiction familiale et rencontra le prince. Un regard et ce fut le coup de foudre. Après un quiproquo autour d'un escarpin, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
On pourrait continuer comme ça pendant des lustres. La Belle au bois dormant et Cendrillon ne sont que deux exemples dans un océan de contes pour enfants qui tournent quasi toujours autour d'un même thème : la beauté (souvent aussi celui d'une ignorance complète du consentement, mais surtout, la beauté). Parfois d'ailleurs, rien que le titre trahit l'idée. Un réflexe qui révèle davantage notre obsession, en tant que société, pour l'apparence, qu'une flemme des auteurs de se démarquer de leurs semblables.
Car voilà, les soi-disant "beaux" et les "belles" ont le vent en poupe. Depuis la nuit des temps, celles et ceux qui correspondent aux standards érigés par les industries de la cosmétique et de la mode, celles et ceux qui sont "attirant·es", sont avantagé·es. Et ça commence dès le plus jeune âge, encouragé par - on vous le donne en mille - les histoires de princes et de princesses au teint de porcelaine.
"Ce privilège de la beauté s'inscrit dès l'enfance, dans les contes", confirme Jean-François Amadieu, professeur à la Sorbonne dont les travaux portent sur la gestion des ressources humaines, les relations sociales, les discriminations et les apparences physiques. "C'est l'essentiel de l'univers des contes pour enfants : le prince et la princesse sont beaux. C'est toujours la même intrigue : la princesse est très belle, ou alors la paysanne va être découverte par le prince en raison de sa beauté. Il n'y a pas une histoire qui ne tourne pas autour de ça".
Et la morale n'y échappe pas. "En général, tout rentre dans l'ordre car les beaux sont ensemble", poursuit l'auteur du Poids des apparences : beauté, amour et gloire (ed. Odile Jacob). "Les plus simples, les serviteurs, sont moins beaux". Prenez Quasimodo, cite-t-il en exemple, aussi amoureux soit-il d'Esmaralda, ce n'est pas lui qui remportera son coeur puisqu'il est, on nous le répète assez, "laid". Pareil pour les personnages méchants, qui sont quasi systématiquement "laids, vieux ou ayant un handicap".
"Et ce que les enfants apprennent très vite", affirme-t-il, "c'est que le statut social va avec la beauté". Alors, les esprits se façonnent et les biais se construisent.
"Le privilège de la beauté est une succession, à tous les âges de la vie, d'avantages pour ceux qui sont considérés comme beaux", décrit plus en détail l'expert. "Des études montrent, par exemple, que l'on fait plus attention à un petit bébé que l'on trouve mignon qu'à un autre. Ensuite, les 'beaux' sont populaires, les 'moins beaux' sont mis à l'écart." Et ça ne s'arrête pas là.
"A l'âge adulte, cela continue, dans le milieu professionnel notamment. C'est malheureusement très connu : il y a une prime de la beauté, la beauté paye. Pour trouver un job, avoir un bon salaire, faire carrière. Ce qui se passe, c'est que l'on prête toutes les qualités aux gens qui sont 'beaux'. Aux yeux des gens, les 'beaux' n'ont pas de défaut."
On saisit le topo. Il nous manque toutefois une réponse à une question essentielle.
On l'entend assez pour avoir envie d'y croire : la beauté est subjective. Sauf qu'en fait, pas tout à fait.
"Les jolies filles ne sont pas identiques, bien sûr, car 'jolie' est subjective et signifie différentes choses pour différents groupes de personnes", admet Janet Mock dans une chronique intitulée Being Pretty Is a Privilege, But We Refuse to Acknowledge It ("Être jolie est un privilège mais on refuse de le reconnaître", en français), et publiée dans le magazine Allure.
"Pourtant", observe-t-elle, "il existe des points communs partagés et convenus. 'Jolie' est le plus souvent synonyme d'être mince, blanche, valide et cisgenre, et plus vous êtes proche de ces idéaux, plus souvent vous serez étiquetée jolie - et bénéficierez de cette beauté." Une remarque que fait également l'autrice Mona Chollet dans son livre Beauté fatale, et qu'épingle tout autant la journaliste Alice Pfeiffer dans un article sur le sujet pour la version française du magazine I-D. La sacro-sainte "beauté "repose sur une conception discriminante.
"Alors, certes, les critères changent selon les époques, les pays", note de son côté Jean-François Amadieu "Mais la 'beauté' se mesure selon l'attirance physique, ce que les Anglo-saxons appellent 'physical attractiveness', et l'on constate que les préférences physiques sont largement partagées". Il insiste par ailleurs sur la façon dont, même lorsque les campagnes de pub tentent de diversifier leurs égéries, ce qu'on remarque de plus en plus ces dernières années, les standards ont la dent dure.
"Quand on regarde ces publicités de plus près, il n'en reste pas moins qu'il y a des normes de visages et de silhouettes imposées au plan international. Il y a des types de visages, des détails qui vont davantage correspondre à des standards blancs qui s'imposent. Au niveau du nez, des yeux, des cheveux, etc. De telle sorte que les critères de beauté vont plus ou moins correspondre complètement aux différents phénotypes."
Comprendre que, même lorsque des femmes noires, asiatiques ou de peau foncée sont mises en avant par des enseignes, leurs traits restent très souvent (bien que les choses évoluent, reconnaît le professeur) similaires aux traits dits occidentaux. Ce qui fait naître un autre fléau : le colorisme, ou le fait de privilégier les femmes à la peau claire au sein des communautés africaines entre autres, et les ravages sanitaires qui y sont associés.
Si on creuse davantage, quand et comment s'exprime ce privilège, précisément ? Déjà, on le voit dans le milieu carcéral (les décisions de justice sont moins dures pour les "beaux", un phénomène nommé "effet de halo") ou lors de contrôles d'identité.
"Il y a des études disponibles en France à ce sujet, qui révèlent les variables qui font que l'on va être, ou non, contrôlé dans la rue par les forces de l'ordre", explique-t-il. "Evidemment, il y a un biais racial mais aussi un autre élément : le look. Quand vous n'avez pas la tête de l'assassin de service, que vous êtes considéré comme 'bien habillé', un jeune cadre en costume qui sort de la Défense, vous êtes 7 fois moins contrôlé. Cela peut avoir des conséquences dramatiques."
"Les belles personnes sont perçues comme étant plus intelligentes, en meilleure santé et plus compétentes, et les gens traitent mieux les belles personnes", détaille à son tour la chroniqueuse américaine Janet Mock.
Lors d'entretiens d'embauche encore, le recrutement d'un·e candidat·e sera encouragé par son apparence. Les fameux CV avec photo, légions en France, entretiennent sans scrupule cette dynamique, déplore en outre Jean-François Amadieu. Là, cela ne fait aucun doute : les femmes sont principalement impactées par ce privilège. Si les hommes sont jugés sur leur taille, "cela reste beaucoup plus facile, il y a beaucoup de tolérance par rapport à tout ça pour eux", pointe l'auteur.
Et d'ajouter : "La beauté des femmes va être recherchée comme critère au niveau de l'emploi. On leur demande plus ou moins frontalement de séduire le client".
Celles qui seraient considérées comme moins belles auraient donc moins de chances de réussir dans la vie à un sens plus large, et parallèlement, les "jolies" sont "objectifiées, moins prises au sérieux", dénonce Alice Pfeiffer. Et donc, réduites à leur apparence qu'on finit par leur reprocher. Un double tranchant symptomatique d'un sexisme sociétal profondément ancré, estime la journaliste franco-britannique.
Et en 2022, ne serait-il pas grand temps d'y mettre un terme ?