L'impensable est donc arrivé : l'ultra-conservatrice Cour suprême des Etats-Unis a pris la décision ce 24 juin de révoquer l'arrêt Roe vs Wade qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d'avorter dans tout le pays. Dès lors, ce sont désormais aux Etats d'autoriser (ou pas) le droit aux femmes de disposer librement de leur corps. Une régression historique, qui, on l'imagine, ne se fera pas sans résistance.
Mais quelles sont les marges de manoeuvre des Américaines ? Cet arrêt peut-il être renversé ou contourné ? Et quel impact cela aura-t-il sur le monde entier ? Nous avons interrogé Hélène Quanquin, professeure à l'Université de Lille et spécialiste des mouvements féministes aux Etats-Unis, autrice d'un ouvrage sur les hommes féministes au 19e siècle (Men in the American Women's Rights Movement, 1830-1890) sur les perspectives d'avenir après le choc initial.
Hélène Quanquin : Elle l'était au moins depuis la fuite d'une version de l'arrêt publiée dans Politico le 2 mai dernier, mais elle était également attendue depuis la nomination de trois juges - Brett Kavanaugh, Neil Gorsuch et Amy Coney Barrett - sous la présidence Trump, ce qui a fait basculer la majorité de la Cour Suprême du côté des conservateurs. La Cour Suprême ayant la prérogative de choisir les cas sur lesquels elle va statuer, Dobbs c. Jackson Women's Health Organization (décision historique de la Cour suprême des États-Unis datant du 24 juin 2022 qui statue que la Constitution ne confère pas le droit à l'avortement- ndlr) faisait figure de test.
H.Q. : Cela dépend du sens que l'on donne à "religion". La majorité des Américaines et Américains soutient le droit à l'avortement, y compris chez les catholiques. Il y a une tradition de soutien aux femmes cherchant à avorter au sein de certains groupes religieux qui remonte à la fin des années 1960, avant l'arrêt Roe.
En revanche, il est évident que parmi les juges de la Cour Suprême qui ont voté pour la remise en cause de l'arrêt de 1973, on trouve des personnes avec des convictions religieuses fortes et conservatrices - par exemple la juge récemment nommée Amy Coney Barrett - et dont les convictions sur la question de l'avortement sont plus proches des Protestants évangéliques.
H.Q. : La Cour Suprême n'est tout simplement pas une institution représentative. Les juges étant nommés à vie, sa composition est parfois le fruit du hasard. Trois membres de la Cour actuelle ont ainsi été nommés par un président, Donald Trump, qui n'a pas obtenu la majorité des voix lors des élections de 2016.
Les juges doivent également être confirmés par le Sénat, qui est loin d'être une institution représentative dans la mesure où chaque Etat, quelle que soit sa population, y est représenté par deux sénateurs ou sénatrices.
H.Q. : Cet arrêt aura des conséquences lourdes pour les femmes, et notamment les plus pauvres et marginalisées. L'interdiction de l'avortement n'a jamais empêché les femmes d'avorter, mais elle les force à le faire dans des conditions dangereuses.
Il faut également savoir que la prise en charge de certaines fausses couches suppose l'utilisation de techniques identiques à celles mobilisées lors d'un avortement. Son interdiction est susceptible de mettre en danger la vie de nombreuses femmes dans un pays où le taux de mortalité maternelle est déjà très élevé, notamment chez les femmes noires. Une interdiction de l'avortement aura des effets dévastateurs de la santé des femmes.
H.Q. : L'arrêt de la Cour Suprême n'interdit pas l'avortement, mais laisse aux Etats la possibilité de le faire. Les groupes favorables au droit à l'avortement sont bien organisés et depuis longtemps et il y a plusieurs façons de combattre l'arrêt de la Cour Suprême. Au niveau des Etats, des recours ont été déposés contre les lois interdisant l'avortement et dans deux cas au moins - dans l'Utah et en Louisiane - des juges fédéraux les ont suspendues.
L'information à l'attention des femmes est également cruciale, par exemple sur la pilule dite du lendemain (plan B), et la réactivation de réseaux de soutien qui avaient été mis en place avant l'arrêt Roe est aussi une solution. L'histoire montre que les droits des femmes ont été obtenus, parfois arrachés, par les mobilisations féministes. Il est probable qu'un accès égal à l'avortement aux Etats-Unis passera par une nouvelle mobilisation.
H.Q. : Certains Etats ont également décidé de renforcer leur dispositif afin de rendre l'accès à l'avortement plus facile alors que d'autres l'ont interdit. L'arrêt de la Cour Suprême a donc renforcé la très inégalité d'accès à l'avortement qui existait déjà. Ce qui explique que les élections de mi-mandat en novembre 2022 seront un enjeu important : au niveau des Etats mais aussi au Congrès fédéral.
Les démocrates ont les moyens de faire changer les choses, mais cela suppose des réformes importantes : la fin de la procédure d'obstruction parlementaire - ou flibuste - qui bloque beaucoup de lois au niveau du Sénat, justement la chambre la moins représentative ou encore la réforme de la composition et des prérogatives de la Cour Suprême.
H.Q. : C'est non seulement possible mais logique au regard des arguments utilisés dans l'arrêt. C'est ce que pointent d'ailleurs les trois juges minoritaires - Sonia Sotomayor, Stephen Breyer, et Elena Kagan. Les mêmes arguments utilisés pour revoir l'arrêt Roe pourront être utilisés pour remettre en cause le mariage pour tou·te·s et la contraception.
H.Q. : Oui, j'imagine deux conséquences : en forçant la main aux élu·es pour mettre en place des mesures pour garantir le droit à l'avortement - on l'a vu en France puisque la majorité présidentielle s'est prononcée pour une inscription dans la Constitution alors qu'elle s'y était opposée en 2018 ou en donnant une motivation supplémentaire aux groupes opposés au droit à l'avortement.
H.Q. : Je pense que les exemples étatsunien mais également français montrent que les droits des femmes, mais plus largement des groupes marginalisés, ne sont jamais acquis.
Je n'ai aucune raison de penser que le droit à l'avortement n'est pas menacé en France comme il l'est dans de nombreux pays. La présidente du parlement européen, Roberta Metsola, est farouchement opposée au droit à l'avortement et a été élue avec les voix de la coalition Renew dont sont membres les élu·es de la majorité présidentielle actuelle.