Le "Goblin Mode". Autrement dit, la tendance lutin. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce phénomène n'a rien d'un conte de Noël. Abondamment employée sur les réseaux sociaux, l'expression désigne une situation précise : une sorte de cocooning décomplexé et revendiqué en mode de vie.
Un lutin ou farfadet est une créature fantastique principalement réputée pour sa sauvagerie primaire et la zizanie qu'elle sème sur son passage. Etre en mode "goblin", c'est donc épouser ce joyeux bazar : manger n'importe quoi à n'importe quelle heure, passer ses journées entières en pyjama, enlacer ses mauvaises habitudes, bref, se laisser complètement aller.
Pour le meilleur et pour le pire.
"Si vous dévorez des poignées de fromage râpé à 16 heures comme premier repas de la journée, si vous avez physiquement fusionné avec votre robe de chambre ou si vous soupirez bruyamment lorsqu'un rayon de soleil ou - Dieu nous en préserve - de l'air frais pénètre dans votre chambre, vous pourriez être à risque de passer en mode goblin", alerte le journal Metro. Ca promet.
Initiée par un twitto américain du nom de Juniper, l'expression met l'accent sur le déséquilibre qui investit notre quotidien. Notamment le week-end, où le besoin de mettre de côté bonnes résolutions et hygiène de vie correctes pointe dangereusement le bout de son nez. Une phase régressive où ranger son appart, déjeuner correctement voire simplement tenter une balade sous le soleil s'avèrent mission impossible. Pour l'illustrer, d'aucuns partagent de gif de chats qui font nawak. D'autres, des extraits de Bridget Jones.
Selon le Guardian, ce mode de vie aurait été exacerbé par les expériences de confinement. Il serait désormais bien plus banalisé et dans l'air du temps. "Ce terme englobe le confort de la dépravation : passer la journée au lit à regarder la télé tout en faisant défiler sans fin vos réseaux sociaux", relève le média britannique. Le confort de la dépravation, ou l'ode à la flemme, voilà pourquoi ce mode de vie parle-t-il tant aux internautes.
Tant et si bien que sur Instagram et TikTok (notamment), nombreuses sont les voix à témoigner de cette philosophie périlleuse du gobelin. Porter des vêtements qui ont largement déteint, garder sa brosse à cheveux le plus loin possible de soi, refuser de prendre sa douche et s'adonner à la plus toxique des junk foods, peut volontiers faire partie de ce programme hédoniste.
Mais comment expliquer que cette flemmardise superbe soit à ce point populaire sur les réseaux sociaux ? Simple. Au sein de sphères connues pour une certaine idéalisation du quotidien, une esthétique fétichiste du bien rangé et – disons-le – une dictature du filtre à tout prix, célébrer ce laisser-aller immature a quelque chose de réjouissant. Pour bien des utilisatrices, c'est aussi se refuser à bien des injonctions sociales qui étouffent – maquillage, coiffure, épilation, nourriture healthy, garde-robe à valoriser.
Rien de bien sexy dans cet effet que l'on connaît tous et toutes : le journal Metro l'intitule carrément phénomène "patate de canapé" (pas besoin de faire un dessin). En rendre compte, c'est un peu se dévoiler, sans chichis, avec une dérision certaine.
Et pourtant, l'effet lutin suscite bien des critiques. De la part du magazine en ligne Refinery29 notamment, qui compare la tendance au cottagecore (cette ode très Pinterest friendly aux maisons en bois, à la nature et aux grosses citrouilles), autrement dit, une trend "où l'accent est moins mis sur l'acte lui-même que sur l'apparence que vous avez lorsque vous le faites". Derrière l'illusion de naturel, cette tendance serait donc superficielle. Voire même, irrespectueuse.
"Ils appellent ça une mode ? J'ai vécu une 'existence de lutin' pendant cinq ans. Le mode gobelin a été initié par un groupe marginal de personnes publiant sur le web ce que l'on pourrait qualifier de contenus anticapitalistes, rejetant des modes d'existence traditionnels, des gens qui se sont longtemps désintéressés de ce que pensent les autres", fustige la journaliste en situation de handicap.
"Les communautés porteuses de handicap incarnent souvent le mode gobelin car il n'y a souvent pas d'autre choix que de ne pas le faire. J'écris cet article dans la même tenue que je porte depuis dimanche dernier, mes cheveux ne sont pas lavés depuis plus d'une semaine et, vraiment, je pue. Je ne vous dis pas cela comme un insigne d'honneur, pour prouver à quel point je suis gobelin. C'est simplement quelque chose qui arrive régulièrement dans ma vie de personne handicapée, travaillant et vivant au milieu du paysage souvent infernal dans lequel nous essayons tous de naviguer."
En outre, la démocratisation de l'effet lutin sur un réseau social comme TikTok n'est pas sans risques. Car les internautes, en traitant le sujet comme une "tendance", se risqueraient à dénaturer ce qui pour beaucoup fait office de quotidien étouffant. Les personnes dépressives notamment, mais également les personnes en situation de handicap. Autrement dit, des individus pour qui ce supposé "laisser-aller" décomplexant n'a pas grand-chose de cool et n'est pas vraiment un choix de vie hédoniste.
L'ériger en fierté semble donc déplacé. D'autant plus qu'à bien y réfléchir, la tendance sort du lot par effet de contraste avec le "socialement acceptable" : la chambre bien rangée, la productivité, une bonne hygiène de vie, la consommation raisonnable... Comme pour nous signifier, par ricochet, que toutes ces options-là constitueraient une vie "normale" et bien plus recommandée, le reste n'étant que fantaisie cocasse et passe-temps occasionnel. Un point de vue moins insolent qu'on ne pourrait le croire et, qui, pour certains, porterait en lui quelque chose de validiste.
Cette curieuse tendance, loin de se limiter aux gifs de chats et aux vidéos TikTok insouciantes, fait donc sérieusement réagir.