Lorsqu'on regarde le secteur du numérique aujourd'hui, on ne peut que déplorer le peu de place laissée aux femmes ingénieures. Tous métiers confondus, les femmes ne représentent aujourd'hui que 28% des effectifs. À y regarder de plus près, c'est encore plus désolant. Occupant majoritairement des postes dans le marketing, la communication ou le commercial, les femmes sont sous-représentées dans les métiers techniques : seules 16% des femmes travaillent dans les "sciences dures".
Pourtant, les femmes n'ont pas toujours été minoritaires dans le monde de l'informatique et des sciences. De 1972 à 1985 en effet, l'informatique était la deuxième filière comportant le plus de femmes ingénieures (20 % en 1983), 6 points au-dessus de la moyenne des filières d'ingénieurs. Si dans les années 1960 et 1970, les petites métiers de l'informatique (perforatrice de cartes, opératrice de saisie) sont surtout occupés par des femmes, ces dernières parviennent aussi à se faire à force de pugnacité une place dans les filières plus prestigieuses. Ce n'est qu'au début des années 90, quand l'informatique est soudainement devenu un eldorado porteur d'emplois et d'innovation que les femmes ingénieures ont progressivement été évincées des postes à responsabilités. En 2013, les femmes ne représentent plus que 20% des ingénieurs en informatique.
Comment expliquer alors une telle fracture au sein d'un secteur aussi porteur que celui des nouvelles technologies ? Les études portant sur la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques et techniques qui ont été réalisées ces dernières années pointent toutes le même problème : tout aussi douées et motivées que les garçons, les filles voient leurs ambitions freinées par le poids des stéréotypes et ce, dès leurs choix d'orientation.
En 2014, l'enquête MutationnElles révélait qu'au lycée, seules 10 à 15% des jeunes filles des filières professionnelles s'orientaient vers les options sciences de l'ingénieur. Elles représentent en revanche 90% des effectifs des options santé, social et biotechnologies. Même constat chez les terminales généralistes et technologiques, où les filles choisissent les options de sciences et vie de la terre, santé et social au détriment des filières de "sciences dures" qui restent trustées par les garçons. Le phénomène est encore plus poussé dans les CAP : dans les filières de production, 90% des jeunes filles choisissent l'habillement ; dans les filières de services, elles sont 95% à étudier le travail social, la coiffure et l'esthétique.
Ces choix sexués ne sont pas le fruit du hasard : tandis que les garçons sont encouragés à pratiquer des activités en extérieur et sont confortés dans leurs prédilections pour les sciences, constituent la majorité des effectifs des filières scientifiques et techniques, les filles, elles, sont insidieusement écartées des voies scientifiques et incitées à prendre plutôt soin de leur apparence ou à s'occuper de poupons.
"Évidemment, les jouets genrés ne sont pas la seule cause de la faible représentation des femmes dans les STIM, nous expliquait en 2015 Isabelle Collet, chercheuse sur la question de genre dans l'éducation. Ce n'est pas parce que l'on joue à la poupée quand on est enfant que l'on est condamnée à ne jamais être douée en sciences. En revanche, les enseignants de primaires remarquent quelque chose de très clair : dès le CP, il y a des petites filles très 'princesses' qui n'entrent pas dans les mathématiques. Inconsciemment, elles ont compris que leur rôle de petite fille jolie et délicate n'est pas compatible avec le fait de faire des maths. En miroir, il y aussi des garçons qui comprennent très tôt qu'aimer lire des histoires n'est pas compatible avec l'image de la virilité qu'ils se sont construits."
L'autre problème, note Isabelle Collet, c'est l'absence de femmes douées pour les sciences et les mathématiques auxquelles peuvent s'identifier les filles. "Récemment, un personnage de hackeuse géniale a confirmé l'anormalité des informaticiennes. Il s'agit de Lisbeth Salander, héroïne des romans de Stieg Larsson : Millenium. Certes, Lisbeth Salander est un personnage fort et sympathique, mais elle ne peut devenir un modèle d'identification positive pour les jeunes filles. Tout d'abord, elle se situe à un tel niveau de compétence qu'elle en devient inaccessible. Elle semble dire : seules les femmes hors du commun ont une place dans le monde masculin de l'informatique. En outre, Lisbeth Salander a une vie personnelle peu enviable [...]."
Heureusement, depuis peu, les initiatives – plus ou moins heureuses - pour créer des jouets favorisant la mixité semblent se multiplier. En témoigne, par exemple, le récent sursaut féministe de Lego pour offrir aux petites filles des figurines rendant hommage aux femmes de la Nasa. La sortie ce jour sur les écrans du film Les figures de l'ombre, vibrant portrait des scientifiques afro-américaines Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson recrutées par la Nasa dans les années 60 offre aussi aux filles et aux femmes des modèles auxquels s'identifier.
Mais est-ce suffisant ? Évidemment que non. Il faudra plus que des films et des jouets pour inciter les filles à s'orienter vers les métiers scientifiques. Mais c'est déjà un bon début. Signe que les mentalités évoluent, les ministères de l'Education nationale et des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, ainsi que le secrétariat d'État chargé du Numérique et de l'Innovation ont signé fin février un plan pour la mixité des métiers du numérique. Son objectif : soutenir les vocations des jeunes femmes en faisant la promotion des filières scientifiques et techniques, faire découvrir les carrières de femmes remarquables dans les sciences et lutter contre les stéréotypes. "Il est urgent de leur montrer à quel point leurs idées, leur expertise et leur créativité, leur manière de penser peuvent faire la différence dans cette industrie de produits et de services dont elles s'excluent", rappellent Catherine Ladousse, Claudine Schmuck et Taima Samman dans une tribune parue dans Les Échos. Et pour celles et ceux qui auraient encore des doutes quant aux compétences en sciences et en informatique des femmes, rappelons que le premier programme informatique jamais créé l'a été par Ada Lovelace qui n'était autre... qu'une femme.