"A nous autres, qui sommes des millions, et qui ne sommes pas seules". C'est cette belle dédicace qui conclut le premier livre de Johanna Luyssen, journaliste et rédactrice en chef adjointe des pages Société de Libération : Si je veux. Un témoignage intime, mais aux convictions collectives et politiques. Un récit sensible et percutant pour dire le parcours semé d'obstacles de grandes invisibles : les mères célibataires par choix.
PMA pour toutes, charge mentale, injonctions à la féminité et privilège masculin sont autant de mots-clés décortiqués dans cet ouvrage incarné et mordant, qui porte la voix de toutes ces femmes qui bataillent pour une maternité dont on leur refuse la légitimité.
Passant au crible, tout au long de son parcours personnel, les méthodes d'insémination et le fonctionnement des banques de sperme, la journaliste tombera finalement enceinte, à 35 ans, après une nuit passée avec un homme, qui connaissait d'ores et déjà son projet de maternité. "Je ne suis pas tombée enceinte par insémination mais de manière tout à fait bourgeoise, classique et hétérosexuelle", ironise la narratrice à ce sujet.
S'attaquant à la stigmatisation dont font l'objet les mères célibataires, Si je veux est une réflexion des plus pertinentes à l'heure où ouvrages et podcasts n'ont jamais autant interrogé cette maternité : l'envie d'être mère, le refus de l'être, le regret de l'être. Son autrice nous dit tout.
Johanna Luyssen : Le féminisme a tout à voir avec le choix, et ce, qu'il s'agisse de la PMA ou du port du voile. Le souci est que l'on pense toujours que les femmes ne sont pas capables de prendre les bonnes décisions par elles-mêmes. On ne leur fait jamais confiance. Mais au fil du temps, on va de moins en moins s'embarrasser de la validation d'autrui. C'est aussi cela que raconte mon livre.
On observe actuellement tout un mouvement de rejet de la validation masculine, hétérocentrée, normative. On n'a pas besoin que nos choix de vie soient considérés comme légitimes ou non. Le système est embêté quand il s'agit de prendre en considération les paroles des principales concernées, lorsqu'il s'agit de femmes indépendantes et autonomes.
Alors que l'on parle tout de même d'élever un enfant, donner la vie, qui sont des belles choses, positives.
JL : Oui, cette loi a été retardée en permanence et n'a jamais été une priorité du gouvernement. Toute une catégorie de personnes – celles qui ne pouvaient pas se rendre à l'étranger pour leur insémination, une pratique coûteuse – se retrouvait d'emblée exclue. Aujourd'hui, on constate que cette "PMA pour toutes" est finalement imparfaite puisqu'elle exclut encore une catégorie - les personnes trans. C'est important de le redire.
JL : Le titre du livre, Si je veux, est une référence à ce combat, puisqu'au slogan du Mouvement de libération des femmes durant les années 70 ["Un enfant si je veux, quand je veux !", ndlr]. La lutte pour les droits reproductifs désigne l'avortement, mais aussi le fait de pouvoir faire un enfant quand on veut, dans de bonnes conditions, adaptées à notre situation.
Sans les acquis historiques dans le domaine de la contraception et de l'avortement, je n'aurais pas pu faire ce que j'ai fait, soupeser autant ma décision. C'est ce qui fait de ce livre une réflexion pro-choix.
JL : Il fallait trouver le juste équilibre. Dans toutes les expériences de vie, même les plus désespérantes, il n'y a pas que du drama. On y trouve souvent de l'absurde, des situations un peu comiques, de l'ironie tragique.
Je voulais rendre compte de problématiques personnelles mais qui touchent au collectif. Ce livre est une manière de se questionner : pourquoi fait-on des enfants ? Mais aussi : pourquoi on en fait pas ? Au fond, c'est un livre qui emprunte au mouvement child free, et qui rejoint également les luttes de la PMA pour toutes et du Mariage pour tous, à travers cette grande question notamment : "faire famille", ça veut dire quoi au juste ?
Pour moi par exemple, l'argument des "origines biologiques" est une espèce de mythe qui arrange juste les gens qui ont des héritage à transmettre, des privilèges. La famille est avant tout une construction sociale, quasiment politique. Le biologique n'est pas la clef pour tout comprendre.
Dans mon récit, je suggère qu'il y a d'autres possibles à travers cette notion de famille, et qu'ils existent déjà. On légifère toujours très tard, par rapport à ce que l'on observe déjà dans la société, et ce qui fonctionne. Il existe des tas de manières de "faire famille", qui ne sont pas forcément reconnues.
Les législateurs, les dirigeants politiques, et parfois même le personnel médical, peuvent avoir des idées arrêtées et des dogmes à ce sujet. C'est le cas pour ce qui est de la représentation des mères célibataires par exemple.
JL : L'idée du couple fut presque la plus dure à déconstruire de mon côté. Les mères célibataires sont si stigmatisées que je me suis longtemps dit que, sans ce schéma du couple, je n'étais rien, et c'était évidemment faux. Mais tout semblait pourtant avoir été pensé pour me faire dire le contraire.
JL : J'ai beaucoup d'amies qui peuvent en témoigner. Des travailleurs indépendants qui ne déclarent aucun revenu au moment de payer la pension alimentaire, qui pensent toujours qu'ils paient trop, qui ne récupèrent pas l'enfant "trop longtemps, car ils ont une vie", quand la mère attrape le Covid...
Beaucoup d'hommes devraient avoir une place plus importante au sein de leur famille et ne veulent tout simplement pas la prendre. Mais ces comportements semblent bien moins questionnés que le simple fait d'être mère célibataire par choix. En novembre, une Marche des pères pour "réclamer l'égalité parentale" s'est organisée entre Marseille et Paris. Alors que "l'égalité parentale", c'est payer une pension alimentaire, déjà.
JL : Tout le monde a effectivement un peu peur du stéréotype fantasmé du donneur de sperme que met en scène un film comme Starbuck : l'homme aux 500 enfants. Il faut dire que le sujet est peu médiatisé et pris au sérieux. Les journaux ne parlent le plus souvent que des histoires rocambolesques, rapportées sous l'angle du sensationnel.
A la rédaction de Libération, nous avions recueilli des témoignages de donneurs de sperme. Ce sont des hommes qui voulaient avant tout aider (car il n'y a pas beaucoup de dons de sperme en France), ou bien avaient vécu une situation de PMA avec leur compagne, qui avaient déjà une famille, qui avaient été sensibilisés au sujet... Il y avait toute une variété de profils.
JL : C'est une notion qui a été très développée par Mona Chollet. Elle est intéressante, puisqu'on la brandit toujours comme un ultimatum. A la fin des années 70, le Washington Post titrait : "The Clock Is Ticking for the Career Woman". Comme un avertissement à l'égard des working girls, des femmes qui osent travailler et avoir une carrière. Une manière comme une autre de dire : "Restez chez vous".
Cet ultimatum, qui commence dès nos 30 ans, nous renvoie à un rapport au temps, une pression que les hommes n'éprouvent pas du tout... alors qu'un homme ne peut pas enfanter jusqu'à très tard non plus. Il faut aussi savoir que quand une grossesse a lieu après ses trente cinq ans pour une femme, on appelle cela "la grossesse gériatrique" ! On m'a donc dit que j'étais un cas de "grossesse gériatrique". Carrément ! (rires)
Alors que de nos jours , on a pu constater que de plus en plus de femmes ont des enfants après 40 ans. [Selon une recherche de l'Insee en 2022, le taux de fécondité 'tardive' en France a été multiplié par trois depuis les années 1980, ndlr]. C'est normal que les choses évoluent. Si on suit le schéma que l'on nous impose, le temps est toujours contre nous.
JL : En tant que femme cisgenre, on éprouve des tiraillements et des vents contraires. Longtemps, j'ai cru que le féminisme ne pouvait pas les prendre en compte, mais désormais je pense qu'il le peut tout à fait. C'est ce que suggèrent les travaux de Camille Froidevaux-Metterie. Il n'y pas une seule voie, essentialisante, mais toute une complexité quand on parle de féminité et de maternité. Il faut avant tout s'écouter.
JL : Beaucoup de lectrices m'ont parlé de Allô maman ici bébé ! (sourire). C'est un film très marqué par son époque mais moins anodin qu'on ne pourrait le croire, réalisé et scénarisé par une femme, Amy Heckerling (Clueless). Sa protagoniste, Mollie, évoque à un moment l'insémination à ses parents, sans que cela suscite une opposition. Il arrivait que les films et séries de cette époque sortent du cadre. Les représentations sont importantes dans nos vies, surtout quand on les voit, enfant, au sein du foyer familial.
Je pense aussi à une série géniale de la fin des années 80 dont on ne parle pas assez : Murphy Brown. Un show qui nous fait suivre le quotidien d'une journaliste grande gueule (à la Angela Bower dans Madame est servie), ancienne alcoolique, qui sort d'une cure. Et qui, à un moment, va avoir un enfant toute seule. C'est une série trop méconnue, vraiment.
Si je veux : mère célibataire par choix, par Johanna Luyssen.
Editions Grasset, 180 p.