La France est le premier pays d'Europe à reconnaître la circonstance aggravante du harcèlement moral. "Les peines sont portées à dix ans d'emprisonnement et à 150 000 € d'amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider", stipule l'article Article 222-33-2-1 du Code pénal depuis août 2020. Et de préciser : "Les mêmes peines sont encourues lorsque cette infraction est commise par un ancien conjoint ou un ancien concubin de la victime, ou un ancien partenaire lié à cette dernière par un pacte civil de solidarité." On appelle cela plus communément le "suicide forcé".
Un an après l'adoption de cette infraction, Fadila et ses trois frères portent plainte contre le mari de leur soeur, Odile, qui s'est ôté la vie le 1er janvier dernier sur une plage de Toulon. Pour l'entourage, la cause de son geste irréversible est limpide, rapporte le JDD : les violences psychologiques qu'elle a subies de la part de l'homme qui partageait son quotidien.
Avant, assure la plaignante, elle était "pleine d'humour et de vie". "Le passage à l'acte suicidaire survient à l'issue de dix années marquées par une souffrance visible de tous et un isolement résultant d'une situation d'emprise caractérisée", affirme au journal l'avocat de la famille, Me Victor Zagury. "Son mari contrôlait ses ressources, l'humiliait, la dénigrait. Les circonstances de sa disparition permettent d'établir un lien sans équivoque avec sa relation entretenue avec H. depuis 2010, même si le passage à l'acte est forcément plurifactoriel. Le texte de loi n'exige d'ailleurs pas que le harcèlement soit l'unique cause du suicide."
Le magistrat explique ainsi souhaiter "mettre le parquet face à ses responsabilités" et faire de ce texte "une circonstance qui a des incidences concrètes, permet d'avoir des investigations sérieuses, poussées".
217, c'est le nombre de femmes qui se sont donné la mort en 2018 suite à des violences conjugales psychologiques, a-t-on constaté lors du Grenelle des violences conjugales tenu en 2019. "Ce chiffre est quasiment deux fois supérieur aux féminicides sachant qu'on est dans une estimation basse. C'est un angle mort alors qu'on a affaire à un véritable fléau", martèle auprès de Libération l'ancienne avocate pénaliste spécialiste des violences conjugales, Yael Mellul, qui a coprésidé le groupe de travail Emprise et Violences psychologiques lors de l'événement gouvernemental.
C'est elle qui a également porté la reconnaissance de l'infraction, qu'elle définissait alors ainsi : "Le suicide forcé est en fait l'aboutissement des violences psychologiques (humiliations, insultes, isolement, chantage, etc.) exercées sur la victime. La victime se suicide comme un acte ultime de libération de toutes les souffrances endurées, mais aussi parce que la honte et la culpabilité deviennent insupportables".
Yael Mellul travaille actuellement à ce qu'il soit reconnu dans chaque Etat membre de l'Union européenne, et à terme, dans la Convention d'Istanbul. "Les violences psychologiques y sont présentes, mais il faut aller plus loin, dire que la conséquence traumatique la plus extrême de ces violences, de l'emprise, est le suicide."
Aujourd'hui, si le texte place la France en précurseur, aucune communication ou presque n'a été menée pour le démocratiser, déplore l'ancienne magistrate. Le cas d'Odile est le premier à s'y référer dans le cas du couple. "Ce qu'on doit prouver, c'est le lien de causalité entre le harcèlement moral et le passage à l'acte suicidaire. On ne doit pas prouver que le conjoint violent avait l'intention de conduire la victime à se suicider", explique-t-elle encore.
Seulement, si la plainte a été déposée par Fadila et ses trois frères, il n'est pas dit qu'une enquête soit bel et bien ouverte. "Dans le cas contraire, Fadila pourra déposer plainte auprès du doyen du juge d'instruction et elle le fera. Une instruction sera alors obligatoirement ouverte", précise Yael Mellul. Et l'avocat Me Zagury d'y voir un test : "On va savoir si cet article est réellement pris au sérieux." Affaire à suivre.