Culture
"Accouche", la BD nécessaire qui ose montrer l'accouchement sans détour
Publié le 14 avril 2020 à 19:15
Par Pauline Machado | Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Ce récit de naissances illustré lève le voile sur un sujet flou pour beaucoup - même les femmes, pourtant principales concernées : l'accouchement. Fleur Godart et Justine Saint-Lô, les deux créatrices, ont recueilli des dizaines d'expériences variées pour rendre justice à la diversité des familles. Un ouvrage prenant et touchant, qu'elles dissèquent pour nous.
"Accouche", la BD nécessaire qui aborde l'accouchement sans détour "Accouche", la BD nécessaire qui aborde l'accouchement sans détour© Justine Saint-Lô, Fleur Godart
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Quand Fleur Godart et Justine Saint-Lô se lancent dans le projet Accouche (elles ont déjà collaboré sur Pur jus, aux éditions Marabout, deux ouvrages autour du vin en 2005 et en 2018), c'est en réponse à un constat qui n'a rien de nouveau, mais dont les conséquences sont alarmantes : l'accouchement est entouré d'un tabou coriace. Et son manque de représentation nuit.

Les deux artistes le martèlent à juste titre : les expériences de naissances sont aussi variées que les familles qui attendent un enfant ou plusieurs. Pourtant, on parle peu de cette étape inévitable et encore moins de la diversité de celles et ceux qui la vivent. Pour y remédier, elles se font le relais de dizaines d'histoires vraies - recueillies dans leur entourage plus ou moins proche - de la prise en charge de la mère, ou de la génitrice, à l'arrivée des bébés devant leurs parents. Sans oublier le point de vue du personnel soignant.

Le but n'est pas de rentrer "dans une opposition frontale et radicale", rappellent les deux autrices, mais plutôt d'expliquer les vécus des un·e·s et des autres au fil de témoignages émouvants, rassurants, bouleversants. Pour que certain·e·s s'y retrouvent et que d'autres se préparent. C'est d'ailleurs la raison derrière le caractère cru et graphique des dessins de Justine Saint-Lô, qui illustrent les mots : montrer la vérité pour qu'elle ne choque plus, normaliser ce passage obligé pour éviter les traumatismes que cause le manque de communication.

Accouche, de Fleur Godart et Justine Saint-Lô. © Editions Marabout

Dans Accouche, préfacé par la réalisatrice Ovidie, qui s'était déjà emparée du sujet au sein d'un documentaire poignant, on vient comme dans un recueil. Chaque chapitre est intitulé du nom de l'enfant qui pointera le bout de son nez. On en parcourt un, deux, dix, puis on referme pour reprendre plus tard. On s'émeut lorsque les choses se passent pour le mieux, davantage quand les complications s'intensifient. On prend conscience des dégâts que le silence provoque, et de la nécessité de ces récits. "Informer pour mieux choisir", pourrait d'ailleurs s'inscrire comme le sous-titre de l'ouvrage, tant cette volonté de lever le voile, pour le bien des femmes et de leur partenaire, transparaît.

On a discuté de toutes ces questions avec Fleur Godart et Justine Saint-Lô, et plus particulièrement de l'importance de démocratiser le sujet. Echange.

Terrafemina : Quand et comment avez-vous eu l'idée de collaborer sur ce sujet ?

Fleur Godart : Après deux BD sur le vin naturel (Pur jus et Pur jus vinification: Vive les vins libres !), je me suis sentie autorisée à sortir de mon domaine de spécialité. J'ai eu deux enfants (un après chaque publication) et notre quotidien de travail était imprégné par la question de l'accouchement. Ces deux expériences ont été extrêmement puissantes et heureuses pour moi, mais la plupart des femmes qui m'abordaient me racontaient des histoires atroces, convaincues qu'elles étaient investies de la mission de me "préparer" à la violence au devant de laquelle j'allais.

Justine Saint-Lô : Jusqu'à ce que Fleur me raconte les conditions de son premier accouchement, je pensais que c'était un moment de douleur et de peur, car la plupart des personnes de ma famille l'avaient mal vécu. Quelles sont les conditions du "bon" vécu de l'accouchement ? Comment réussir à accompagner ce moment, à en être acteur·rice·s ? L'expérience personnelle de Fleur, croisée avec ma neutralité de nullipare, nous a donné une bonne base pour commencer à mener l'enquête.

Pourquoi vous semblait-il important de libérer la parole autour de l'accouchement ?

F. G. : C'est un sujet qui concerne absolument tout le monde : nous somme tous et toutes né·e·s. Il n'est plus à prouver aujourd'hui que la manière dont se passe la naissance conditionne beaucoup de choses, et en ce sens, il nous semblait qu'un livre qui aiderait à un meilleur vécu de l'accouchement, quel que soit le profil des futurs parents, serait un bon outil. Il existe beaucoup d'ouvrages sur le sujet, mais ils sont presque toujours orientés pro ou anti-médicalisation.

J. S.-L. : La représentation graphique de ce moment a toujours été cachée derrière un voile de pudeur, il me paraissait essentiel de fixer des images réelles sur ces instants pour pouvoir mieux les appréhender. Des images si peu représentées qu'elles sont à première vue choquantes, dégoûtantes, voir traumatisantes pour certain·e·s. J'ai d'ailleurs au début éprouvé de la réticence à regarder des vidéos d'accouchement et, à la fin de notre travail, c'était devenu totalement naturel, beau.

Accouche, de Fleur Godart et Justine Saint-Lô. © Editions Marabout
L'accouchement est-il encore source de tabou aujourd'hui ? Quelles en sont les conséquences ?

J. S.-L. : Lors de la recherche graphique pour la couverture, il a fallu que nous trouvions un compromis : la représentation frontale de l'accouchement pouvait provoquer chez certain·e·s un effet repoussoir. La représentation d'un moment intime est toujours délicate, et ne devrait pas être vue comme une intrusion mais plutôt comme une explication pour une meilleure compréhension du moment. En tout cas, il y a du chemin à faire avant de normaliser ce sujet.

F. G. : Beaucoup de futurs parents sont dans le déni du fait de ce tabou intériorisé, et ne préparent pas assez leur accouchement : ils et elles s'exposent à la malchance de ne pas tomber sur une équipe médicale qui leur convienne, aux violences obstétricales, et à des traumas très profonds pour eux et leur(s) enfant(s). Plus on est informés des choix dont on dispose, plus on est en conscience des processus physiologiques, mieux on est préparé·e·s. En cas de complications éventuelles, elles seront beaucoup mieux vécues.

Comment avez-vous récolté les témoignages que vous relatez dans l'ouvrage ? Comment avez-vous trouvé ces voix ?

J. S.-L. : Lors des interviews pour notre deuxième livre (Pur jus vinification: Vive les vins libres !), nous avons au cours d'une soirée discuté avec la femme d'un vigneron qui nous a raconté son histoire de déni de grossesse. Ce fut la première étincelle. Ensuite, lorsque nous avons décidé d'empoigner ce projet sur l'accouchement, j'ai pu prendre contact avec les hôpitaux grâce a ma soeur qui travaille en tant qu'IBODE (infirmière de bloc opératoire, ndlr) dans un CHU. Il semblait essentiel de pouvoir avoir le spectre le plus large possible, de parler autant de l'accouchement à la maison que de l'accouchement ultra-médicalisé dans un hôpital public. Le problème n'a pas vraiment été de trouver les personnes pour témoigner mais plutôt de réussir à sélectionner les récits qui pouvaient être les plus pertinents dans la continuité du livre.

F. G. : Nous avons d'abord recueilli la parole de nos ami·e·s, puis de nos connaissances, puis d'ami·e·s d'ami·e·s afin de couvrir le maximum de scénarios différents, sans tomber dans la caricature ou l'opposition frontale : une sage femme hospitalière souhaite proposer davantage de physio au sein du CHU où elle travaille tandis qu'une sage femme libérale qui accompagne les naissances à domicile précise qu'elle doit le faire avec la confiance de l'hôpital avec lequel elle est en lien..

Quels sont les trois récits qui vous ont le plus touchées ?

F. G. : J'aime beaucoup l'histoire de la naissance de Diane : ses parents choisissent un accompagnement global en dépit d'un dossier médical très compliqué, et l'accouchement, long et très difficile, reste un souvenir heureux grâce à la super relation qu'ils ont établie avec leur sage femme. Le récit de Marcus et Marin est aussi très fort : j'espère vraiment qu'il pourra aider les futurs parents en grossesse multiple à s'écouter avant tout.

J. S.-L. : J'ai vraiment été touchée par l'histoire des co-parents. Malgré tous les obstacles à surmonter, ce couple homosexuel et leur amie ont réussi à mener à bien leur projet de co-parentalité, à tout mettre en place pour vivre cet événement à leur façon. C'était aussi l'occasion de pouvoir parler d'endométriose, une maladie encore trop peu connue.

Accouche, de Fleur Godart et Justine Saint-Lô. © Editions Marabout
Qu'espérez-vous changer avec cette BD ?

F. G. : Si l'accouchement pouvait devenir un sujet qu'il est normal d'aborder avec n'importe qui, ce serait un grand progrès ! Mon fils de 3 ans regarde le livre de temps en temps, et parfois des gens sont choqués : ce sont eux qui projettent leur malaise. Lui feuillette simplement le livre comme n'importe quel autre en se racontant les histoires des naissances. Et plus c'est normal de parler de d'accouchement, plus on déculpabilise celleux qui l'ont mal vécu, plus on évitera de traumatismes, plus les bébés viendront au monde dans la joie !

J. S.-L. : Pour moi, c'est un livre essentiel à mettre dans les mains des femmes qui n'ont pas encore accouché. Car elles pourront peut-être avoir des clés qui leur permettront de faire des choix éclairés et ne pas se laisser emmener vers des décisions qu'elles ne veulent pas prendre. Comprendre pour mieux faire ses choix. C'est aussi une BD pour les femmes qui ont déjà accouché mais qui n'ont pas eu de réponses à leurs questions. Rapprocher son expérience personnelle et l'expérience d'une autre permet de pouvoir cicatriser de certaines douleurs ou de certains traumatismes. Libérer la parole, provoquer des conversations.

Et c'est une BD pour les conjoint·e·s qui ne peuvent pas ressentir l'accouchement dans leur chair, mais qui doivent pouvoir trouver leur place dans ce moment intense. Pouvoir aussi mieux comprendre l'enchaînement des événements qui se déroule devant leurs yeux. Participer à 100 % à la construction du projet de naissance et au moment intense qui le conclut.

Accouche, éd. Marabout, écrit par Fleur Godart et illustré par Justine Saint-Lô.

Mots clés
Culture accouchement naissance News essentielles bande dessinee Livres interview
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