Chasse aux sorcières et comtesse sanguinaire, sens de la vie et vélo, présidence et PMA... Cette rentrée littéraire a fourmillé de thématiques riches de sens du côté du neuvième art - la bande dessinée. Romans graphiques percutants par leur inventivité, leur pertinence et leur lucidité.
Voici six BD à ne surtout pas louper.
L'intérieur du titre, ce n'est ni plus ni moins que l'Elysée. Effectivement, cette bande dessinée relate la présidence de François Hollande, à travers le regard d'une réalisatrice chargée de suivre sa campagne, et son quinquennat. Mais cet "intérieur", c'est également le quotidien intime de ladite journaliste, qui en compagnie de sa conjointe s'exerce tant bien que mal à réaliser leur projet de vie : avoir un enfant.
On le répète encore et toujours, d'essais en manifs : l'intime est politique. C'est ce que démontre ce récit très personnel en narrant aussi bien l'ambition des mesures qui marquent (le mariage pour tous) que les luttes individuelles, portées au jour le jour, et bien évidemment pétries d'incertitudes. Luttes qui ne sont pas moins importantes et complexes que ces grands combats officiels... Passionnante perspective.
"De l'intérieur : deux femmes, un quinquennat, un bébé", de Dorothée Adam et Francis Buchet, Editions Delcourt /Mirages, 250 p.
Doit-on encore présenter Alison Bechdel ? On doit à cette brillante dessinatrice et autrice le fameux "test de Bechdel", unité de mesure du degré de qualité d'écriture des personnages féminins dans les films et les séries (si les femmes parlent entre elles, si elles parlent ou non d'un mec, etc). Consacrée dans le monde de la bande dessinée (notamment à travers le prestigieux Will Eisner Hall of Fame) et au sein de la presse internationale, l'Américaine rivalise de talent avec ce nouveau roman graphique génialement introspectif.
Que raconte donc Bechdel dans Le secret de la force surhumaine ? Sa vie. Son enfance et adolescence, ainsi que les affres existentielles de l'âge adulte. Tout simplement ? Pas vraiment, rien n'est jamais simple dans la tête de l'autrice, déployant une philosophie de vie où s'enlacent cours de yoga et réflexions féministes, rapport au deuil et exercices physiques, vélo et injonctions à la féminité. C'est redoutable d'impertinence, et parfaitement lucide.
"Le secret de la force surhumaine" d'Alison Bechdel. Editions Denoel, 235 p.
Passer au crible par le biais de témoignages de couples et d'individualités les modes de vie alternatifs, c'est là l'intention d'Emilie Saitas avec ce bel album qui fait cogiter autant qu'il ravit le regard. Derrière la douceur pastel des crayonnés, chaleureux, une grande question se profile : comment repenser son quotidien et ses contingences matérialistes alors qu'une crise sanitaire a bousculé nos certitudes ?
Faut-il envisager un "plan B" revigorant face au système capitaliste, sa course à la performance, son culte de l'individualisme forcené ? On s'interroge au gré de ces pages polyphoniques et stimulantes pour l'esprit, toujours à hauteur d'humain. Une réflexion sociale, existentielle, écolo, on ne peut plus d'actualité.
"Tout un monde : comment j'ai changé de regard sur mon mode de vie", de Emilie Saitas, Editions Delcourt / Encrages, 170 p.
L'histoire morbide de la comtesse Bathory ne doit pas vous être inconnue. Si vous êtes parvenu à passer outre récits et reportages sensationnels sur le sujet, le visionnage de La comtesse, passionnant film de la cinéaste et actrice féministe Julie Delpy portraitisant cette figure historique, ne vous a peut être pas échappé. Accusée d'avoir fait trépasser des jeunes femmes pour atteindre l'immortalité (et surtout : ne pas vieillir), la comtesse n'a cessé de susciter fantasmes et légendes.
Des croyances abordées par cet album qui redonne au personnage son humanité, par-delà les jugements (très hâtifs), les jeux de pouvoir divers relatifs à sa chute et bien sûr, le système sexiste pas mécontent d'enterrer cette femme de pouvoir. Profondément graphique en soi, cette histoire-là méritait bien sa transposition en bande dessinée.
"Bathory : la comtesse maudite" d'Anne-Perrine Couet, Editions Steinkis, 150 p.
Derrière ce très bon jeu de mots qui nous rappelle au passage de tristes séances de ciné, un album bien moins dérisoire qu'on ne pourrait le croire. Car Le coeur des zobs titille un sujet qui ne devrait plus être tabou : la contraception masculine. Son auteur en porte la charge depuis six ans maintenant. A travers ce récit autobio et très pédagogique, il revient sur son parcours, l'histoire de la contraception "au masculin", ses formes, les idées reçues qu'un tel sujet engendre fatalement...
L'occasion d'aborder page après page et l'air de rien les stéréotypes de genre, les enjeux pluriels de l'égalité des sexes, la vie de couple et les nouvelles masculinités. Curiosité, humour et didactisme caractérisent le ton de ce panorama incarné, qui vise là où il faut : toujours juste.
"Le coeur des zobs", de Bobika, Editions Dargaud, 130 p.
Le ciel pour conquête nous plonge au plus près d'Amélie, catholique hollandaise étouffant dans le cadre resserré de sa condition, celle d'une épouse au seizième siècle. Sa vie va bousculer lorsqu'elle va rencontrer, par le biais de son mari libidineux, une jeune esclave ne connaissant que trop l'oppression patriarcale...
Par-delà la dimension dramatique de cette histoire, portrait de féminités que tout semble opposer à l'origine, c'est le style de la scénariste et dessinatrice Yudori qui nous bouscule ici. Avec son sens très pictural du cadre et son amour de l'image ultra-expressive, l'artiste coréenne parvient sans difficulté à glisser du réalisme au mysticisme (son héroïne rêve d'explorer le ciel), de visions spectaculaires à quelque chose de beaucoup plus intimiste. On se plonge dans son univers visuel ambitieux comme s'il s'agissait d'entreprendre un voyage.
Etourdissant.
"Le ciel pour conquête" de Yudori. Editions Delcourt, 336 p.