Ca y est, on en sait enfin un peu plus sur ce que pourraient être les finalistes du prestigieux prix Goncourt. Le précieux sésame remporté l'an dernier par Brigitte Giraud (Vivre vite) pourrait tout à fait revenir à non pas un auteur, mais une autrice... Pour la deuxième année consécutive. Et pourquoi pas ?
Voici les romans qui composent la deuxième sélection du Goncourt : Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, Une façon d'aimer de Dominique Barbéris, Humus de Gaspard Koenig, Proust, roman familial de Laure Murat, Sarah, Susanne et l'écrivain, d'Eric Reinhardt, Croix de cendre d'Antoine Sénanque, L'échiquier de Jean-Philippe Toussaint, et... L'un des grands favoris de la critique : Triste tigre, de Neige Sinno. Notre prédiction à nous !
Il se pourrait bien que Neige Sinno remporte le Prix Goncourt avec cette dévastatrice oeuvre de non-fiction. En tout cas, il y a de fortes raisons de le penser, un mois avant le verdict. Mais pourquoi donc ?
Dans Triste Tigre, déjà sacré par le prix Le Monde, la romancière Neige Sinno dépeint le portrait, les actes et la psychologie de son agresseur : son beau-père. Les mots sont crus, le récit est celui d'une enfance meurtrie, de blessures qui ne guérissent pas. L'écriture de l'inceste, et de tout l'imaginaire qu'on lui associe (écrits de Nabokov y compris), évoque un chef d'oeuvre : Le voyage dans l'est de Christine Angot, par ailleurs cité par Neige Sinno.
Tout en déconstruisant une certaine "culture de l'inceste" (très bien décryptée dans cet essai éponyme), la romancière met en morceaux l'art du témoignage. Elle s'attarde sur cette grande question : comment se raconter ? et quoi raconter au juste ? La réponse se fait protéiforme, car Triste tigre est à la fois un journal intime, une analyse littéraire, une réflexion sur l'écriture du Je. On pense très fort à la complexité d'un Emmanuel Carrère. En plus brutal.
Car dans cette non fiction sur la difficulté à "faire témoignage", passant au scalpel les mécanismes des violences patriarcales et la domination, comme a pu le faire Vanessa Springora avec Le consentement (dont l'adaptation en film est attendue pour le 11 octobre), Neige Sinno ne panse en rien ses plaies : à la lire, l'écriture ne guérit de rien, la parole ne libère pas, ne permet pas "d'exorciser", de "réparer" ce qui restera à jamais brisé.
Elle écrit à ce titre, avec amertume : "Je ne crois pas à l'écriture comme thérapie. Et si ça existait, l'idée de me soigner par ce livre me dégoûte". Ce livre n'est pas une thérapie mais le compte-rendu d'une réalité brut et implacable. Réel que relate Neige Sinno en interagissant constamment avec nous, lecteurs, nous partageant ses doutes, ses pensées les plus crues, quitte à choquer. Un dialogue s'instaure, et rend cette lecture d'autant plus vertigineuse.
6 ans après les prémices de la révolution #MeToo, la romancière interroge aussi la condition de victime, la prise de parole qu'elle implique, les finalités de cette voix ouverte, enfin : elle se demande par exemple si faire de ses traumas une oeuvre littéraire ne serait pas trop "glorieux" pour l'agresseur orgueilleux.
Vous l'aurez compris, c'était à nos yeux l'une des lectures les plus marquantes de cette rentrée littéraire, aux côtés d'une oeuvre de fiction abordant en partie les mêmes enjeux : Un monde plus sale que moi, de Capucine Delattre (aux éditions La ville brûle). Et on croise fort les doigts pour un futur sacre au Goncourt. Réponse attendue le 7 novembre au Restaurant Drouant à Paris.