C'est un titre qui résonne à la fois comme une invitation et un embrasement : Etreins-toi. Ainsi s'intitule le nouveau recueil de poèmes de l'artiste britannique non-binaire Kae Tempest, publié aux éditions L'Arche sous un format bilingue. Des textes où la douceur du sentiment amoureux se confronte à la violence du patriarcat, et où les mythologies antiques ne font qu'unes avec les ultra-modernes solitudes. Les poèmes de Kae Tempest déroutent autant qu'ils fascinent et surtout, émeuvent. Beaucoup.
Et cet émerveillement ne date pas d'hier. En 2013 déjà, Kae Tempest devenait la première personne de moins de 40 ans à remporter l'un des plus prestigieux prix dans son domaine créatif, le Ted Hugues Award, pour sa pièce de théâtre Les nouveaux anciens, mix harmonieux entre poésie, rap et épopée, accompagnée d'un orchestre (oui, rien que ça). Cette année, l'artiste poursuit sur la voie du succès, et vient de remporter le Lion d'Argent de la Biennale de Venise pour l'ensemble de son oeuvre. A seulement 35 ans, oui. Une reconnaissance qui tend à visibiliser une création aussi personnelle que protéiforme.
Car Kae Tempest a bien des cordes à son arc. Son truc, c'est le spoken word, ou "mot parlé", cette poésie orale que l'on déclame, dans les cafés et les clubs notamment, poésie jouée en public dont les vers sont accompagnés de musique et/ou de danse – l'équivalent du slam en somme. La poésie donc, mais également le hip-hop, genre musical qu'elle a pu investir à travers plusieurs albums remarqués, et qu'elle peaufine depuis son adolescence.
Portrait d'une plume insaisissable.
Entre rap et poésie Kae Tempest, c'est avant tout une trajectoire aux mille chemins de traverse, faisant fi de toute hiérarchie, injonction ou convention académique. Enfant, iel grandit dans la banlieue pas forcément rose de Brockley, au sud-est de Londres, et tue le temps en dévorant bouquins et albums de rap. Iel découvre aussi bien les sons assassins du Wu-Tang Clan que les poèmes lyriques millénaires de William Blake. Tant et si bien que dès ses 16 ans, l'ado commence à fréquenter les boutiques de disques et, surtout, les clubs hip-hop, ces salles surchargées où débutant·e·s et plumes plus aguerries se livrent à des "battles" sur scène.
Rapidement, l'artiste y prend goût.
"Avec mon apparence, j'étais invisible. Mais une fois que j'avais le micro, j'avais l'impression de faire soudainement partie de quelque chose, d'être respecté·e", témoigne Tempest au Guardian. Riche de ces enseignements, l'écrivain·e étudiera la musique à la Brit School, une école britannique des arts du spectacle, et la littérature au Goldsmiths College, une université de Londres. Une polyvalence qui incite l'artiste à emprunter plusieurs voies, celles du hip hop, de la poésie et de la dramaturgie.
Kae Tempest a 27 ans quand sort son premier recueil de poèmes Everything Speaks In Its Own Way, salué par la critique. Couronné·e par le prix Ted Hugues l'année suivante, iel enchaîne alors pièces de théâtre, album de rap (Everybody Down), roman (Écoute la ville tomber, en 2016). En 2017, son album de hip-hop Let Them Eat Chaos est applaudi par la presse musicale, qui voit en ce projet musical un croisement hybride entre le roman, le rap et la poésie.
Pour le Guardian, Tempest est un·e extraterrestre, invoquant en interviews comme dans ses textes et performances des groupes des années 90, les textes antiques de Sophocle et les monuments romanesques de James Joyce. "C'est une passerelle entre des formes artistiques et des publics trop souvent balkanisés : un·e poète pour les gens qui ne lisent pas de poésie, un·e rappeur.se pour les gens qui n'écoutent pas de hip-hop".
Dans sa poésie comme dans la vie, c'est avant tout l'authenticité que l'artiste recherche. Celle qui lie aussi bien les vers du dramaturge irlandais William Butler Yeats que les impros d'un "rookie" (un nouveau rappeur émergent) sur scène. En somme, son art est absolument populaire. Et cet ovni le démontre volontiers en rappant et déclamant n'importe où : aussi bien dans les galeries d'art que dans la rue, dans les librairies et boutiques de disques, ou encore les prisons, où il lui arrive d'être invité·e.
Loin de la tour d'ivoire, Kae Tempest rappelle le rôle profondément social de l'artiste.
Une dimension qui transparaît dans le nouveau recueil que les éditions L'Arche sortent ce 6 mai dans sa traduction française : Etreins-toi. Kae Tempest y associe invocations mythologiques (il y est beaucoup question de Tirésias) et fragments contemporains du quotidien. Crudité et romantisme hors du temps s'y enlacent. Extrait : "Je n'ai pas écrit depuis une éternité / parce que je préfère te regarder toi plutôt que des feuilles de papier / Mais ce qui serait génial ce serait / d'écrire un poème qui pourrait avoir la moitié de / ton courage / quand tu es nue".
C'est dans son évocation de la confusion des sentiments comme de la solitude que sa plume bouleverse, mais aussi dans sa manière de saisir la violence d'une société patriarcale.
Au gré des vers, Tempest épingle les injonctions genrées qui se profilent dès l'enfance, le mythe de la virilité, et célèbre la fluidité des genres. "Les garçons ont le foot et les rampe de skate / Ils peuvent faire du BMX / Et jouer au basket sur les terrains en bas des immeubles jusqu'à minuit / Les filles, elles, ont la honte", peut-on ainsi lire dans le poème "Thirteen". Autre évocation, celle des battles de rap, volontiers testostéronées : "On m'étreint comme un homme, tapes dans le dos / Et mon coeur bat toujours plus fort".
Des lignes plus intenses encore dans le poème "La femme qu'est devenu le garçon" : "Combien de Toi as-tu été ? / Combien de fois t'es-tu / Vue changer / T'es-tu sentie te fendre en deux ? / Né héros / Né bizarre. Né chelou / Né homme / Elle est debout". Autant de vers qui renvoient au coming out non binaire de l'artiste l'an dernier.
A ce sujet, Tempest s'exprime d'ailleurs sur Instagram : "J'ai longtemps essayé d'être ce que je pensais que les autres voulaient que je sois afin de ne pas risquer d'être rejeté·e. J'ai longtemps lutté pour m'accepter tel·le que je suis. Ce fait de me cacher a entraîné toutes sortes de difficultés dans ma vie. Et ce coming out est un premier pas vers une meilleure connaissance et un meilleur respect de moi-même. J'ai aimé Kate [son prénom de naissance, ndlr]. Mais je commence un nouveau processus et j'espère que vous m'y accompagnerez".
C'est une quête de soi, mais aussi un refus d'être catégorisé·e, dans un genre artistique comme dans un genre tout court, qui caractérise la vie et l'oeuvre déjà prolifique de Kae Tempest, voix puissante, à la fois ultra-sensible et affirmée. Avec, en filigrane, cette conviction : la poésie doit être viscérale ou ne pas être du tout.
Pour preuve, ces vers de l'un de ses plus beaux poèmes, la série de mantras "Ces choses que je sais" : "Le langage vit quand tu le parles. Fais-le entendre / La pire chose qui puisse arriver aux mots c'est d'être inexprimés / Qu'ils chantent dans tes oreilles et dansent dans ta bouche, et se tordent dans tes tripes. Qu'ils fassent que tout se serre et scintille / N'aime pas l'idée de la vie plus que tu aimes la vie elle-même / C'est OK de se sentir seul / La plupart du temps tu l'es / C'est à cela que sert la poésie".