"La cité d'or" ("E'Goli" en zoulou) : voilà comment est surnommée Johannesburg, la capitale économique de l'Afrique du Sud et la ville la plus importante du pays. La réalité est pourtant plus abrupte. Au-delà des tours de verre du CDB (Central Business District , le quartier financier), les quelques 4,4 millions d'habitants de la ville s'entassent dans des bidonvilles, ou sont parqués dans des townships, un charmant héritage de l'apartheid. La promiscuité et la misère ont fait exploser la criminalité, au point où les quartiers aisés se sont transformés en véritables forteresses, avec détecteurs de mouvements, murs de barbelés et grillages électriques pour se protéger des meurtres et des cambriolages incessants.
C'est dans ce contexte de violence généralisée et d'insécurité que grandissent les enfants en Afrique du Sud. La majorité d'entre eux vivent très largement en dessous du seuil de pauvreté, dans des conditions telles que leur éducation comme leur sécurité sont sans arrêt compromises. Les filles sont particulièrement vulnérables : d'après un rapport de l'ONU, l'Afrique du Sud est le pays au plus fort taux mondial de viol par habitant. Ce sondage estime qu'une femme née en Afrique du Sud a plus de chance d'être violée que d'apprendre à lire. Pour lutter contre la précarité absolue dans laquelle grandissent ces jeunes, une organisation a trouvé une solution pour le moins inédite : le skate. Retour sur une initiative aussi nécessaire qu'audacieuse, qui a réussi à faire des kickflips et des rampes de véritables outils d'émancipation.
Une planche peut faire toute la différence. Voilà le point de départ de l'ONG Skateistan, fondée par Oliver Percovich, skateur et entrepreneur social. Ce dernier a eu l'idée de se servir du skate comme outil d'émancipation en arrivant en 2007 à Kaboul, avec quelques unes de ses planches personnelles et un camion. Une fois en Afghanistan, il se rend compte de la pression sclérosante qui pèse sur les filles, dont les vies sont entièrement régies par les lois de la charia et le bon-vouloir de leurs familles. Et si elles n'ont pas le droit de faire du vélo à cause de la loi islamiste, rien ne les interdit de monter sur un skate – et elles adorent ça. En 2008, il crée donc Skateistan, une organisation caritative non-lucrative dont le but est simple : se servir du skateboard pour créer un lien avec des enfants en situation précaire, et en partant de là, les aider à s'émanciper.
Depuis, Oliver Percovich a ouvert deux écoles en Afghanistan, une au Cambodge, et enfin, la petite dernière en Afrique du Sud. Le choix de Johannesburg ne doit rien au hasard : les quartiers pauvres de la ville avaient été ciblés par l'association comme des zones prioritaires, pour qu'entre la violence des rues et les affres de la misère, les jeunes puissent retrouver un semblant de leurs enfances volées.
"Johannesburg est l'endroit parfait pour Skateistan", explique à Refinery29 Mbali Mthethwa, responsable des communications et du développement de Skateistan. "Notre présence ici fera la différence pour les jeunes enfants qui sont dans une situation difficile". "L'école de skate est juste à côté des zones urbaines très fortement peuplées, où il y a des populations mélangées, et qui sont profondément marquées la violence et la pauvreté", renchérit Emily Craven, directrice du programme ActionAid en Afrique du Sud. "Ces quartiers sont les nids de la violence sexuelle, mais aussi des explosions de violence xénophobique qui ont eu lieu ces dernières années".
Pour l'instant, l'école de Johannesburg compte 200 jeunes membres mineurs, dont la moitié travaillait dans la rue pour aider leurs familles. 47% d'entre eux sont des filles et cette parité quasiment parfaite tient à coeur à l'ONG, qui se bat pour leur liberté.
Baignées dans la pauvreté et la peur, beaucoup de filles n'ont pas la chance de développer des compétences académiques et sociales suffisantes pour s'imposer et prendre leurs vies en main. "La société sud-africaine est patriarcale", explique toujours Mthethwa à Refinery 29. "Et à cause de cela, les femmes et les filles se retrouvent souvent diminuées, ou traitées comme des moins que rien à cause de leur genre". Selon les estimations de l'association Childline, une fille sur trois est victime de viol ou d'attouchements avant l'âge de 18 ans en Afrique du Sud, quand elles ne sont pas victimes d'ukuthwamwa (en zoulou, "emporter"), une pratique qui consiste à kidnapper et à marier de force des fillettes, avec l'accord des parents contre une compensation financière. Leur éducation, leur plaisir ou leurs opportunités ne comptent pas : "Ces jeunes filles ne savent rien d'autre que de devenir des épouses et des mères, on ne leur laisse pas la moindre chance de découvrir autre chose", s'indigne Mthethwa. Mais Skateistan tente de briser ce carcan en les mettant sur des planches.
Alors que les filles sont continuellement écrasées par les hommes, Skateistan leur apprend l'empowerment. Les mardis, jeudis et samedis matins, le skate park est réservé uniquement aux filles : cela leur offre une fenêtre de liberté, dans laquelle elles peuvent enfin prendre la pleine mesure de leurs aptitudes sans devoir se soucier du regard des hommes. Raeesa, 11 ans et skateuse en herbe, révèle à Refinery 29 qu'elle n'est "heureuse que sur 4 roues". Et ce n'est pas la seule : "Elles se sentent si fières quand elles arrivent à manier les planches !", témoigne Mthethwa. "On veut vraiment qu'elles comprennent qu'être une fille, ça veut dire être puissante. On essaye de leur montrer qu'elles ne sont pas juste des utérus ambulants, qu'elles peuvent devenir pilotes d'avion, avocates ou chirurgiennes".
Skateistan essaye de changer la donne en luttant contre la banalisation des inégalités de genre, et en aidant les filles à se voir comme des leaders, des personnes douées et dont les possibilités dépassent largement une vie de soumission dans un mariage forcé. Et cela ne peut se faire que grâce à une prise de confiance en soi, initiée par le skate : le sport a une incroyable capacité à faire évoluer les mentalités par le plaisir, ce qui en fait un précieux biais d'action.
Comme l'a montré la très belle initiative de Rashem Alam, qui a ouvert une école de surf au Bangladesh pour aider les fillettes à échapper au mariage forcé, le sport est un excellent levier d'empowerment auprès des jeunes. Tout d'abord, il permet d'établir un lien avec les enfants. Pour Skateistan par exemple, le skate est un appât, une accroche pour attirer les jeunes : "En fait, on construit une école avec un skate park, et le skate park est notre aimant", explique Oliver Percovich sur le site officiel de l'organisation. Au départ, les enfants viennent à l'école de skate uniquement pour apprendre à tenir sur une board, pour profiter des rampes et des slides. L'association leur prête des planches, le staff et les volontaires donnent des cours, et la machine est lancée. Autour du sport se tisse une véritable communauté, soudée autour de la confiance, du plaisir et de l'apprentissage.
L'école de Skateistan est une "safe place", un refuge où les enfants sont en sécurité et où ils peuvent se soustraire aux pressions quotidiennes et aux menaces extérieures. Dans cet espace de liberté construit autour d'une passion commune, les jeunes s'entraînent et s'entraident. Mais le skate ne représente que 30% des activités de Skateistan. Le programme "Back To School" aide les enfants déscolarisés à retourner sur les bancs de classe, leur fournit un soutien scolaire et les conseille pour leur avenir professionnel. Des sessions d'activités créatives et des discussions de groupe sont également mises en place, pour que les enfants apprennent à s'exprimer, à écouter et à s'entraîner au leadership. Quand les élèves grandissent, ils peuvent rejoindre le staff de l'association et devenir bénévoles à leur tour. Un cercle vertueux se crée alors : ces derniers deviennent des modèles pour les plus jeunes, qui cherchent à imiter leurs mentors et s'inspirent de leurs parcours.
Le sport induit également une démarche de prise de conscience de soi et de ses aptitudes qui est extrêmement bénéfique aux enfants vulnérables. Il enseigne la modestie dans la victoire, et la persévérance dans l'échec, mais aussi l'esprit d'équipe, le respect des autres, et le sens du travail. En cherchant continuellement à dépasser leurs limites, les enfants réapprennent à s'estimer et à avoir confiance en eux. Les petites fiertés du sport, qu'ils ont lorsqu'ils réussissent à passer un trick ou à faire un slide pour la première fois, finissent par transformer le regard qu'ils posent sur eux-mêmes et à les rendre plus conscients de leurs capacités.
De plus, apprendre un sport à des jeunes qu'on a privé d'innocence et de loisir, cela revient à élargir leurs horizons, à leur ouvrir de nouvelles portes alors que jusqu'à présent, on ne leur avait montré que les barreaux. On leur apporte ainsi, quel que soit le sport ou le contexte, un petit moment d'évasion, de rêve et de plaisir. Par le sport, on peut leur rend ainsi une parcelle d'enfance qui ne soit pas souillée par la misère ou la violence. Sur le site, la petite Hanifa, 14 ans, en témoigne : "J'adore monter tout en haut des rampes en skate. Lorsque j'arrive au sommet, je me sens incroyablement libre, j'ai l'impression de voler. J'aime vraiment cette sensation". Et nous, c'est son sourire qu'on aime.
L'inauguration de l'école de skate de Johannesburg avec Tony Hawk , skateur professionnel et ambassadeur de Skateistan :
Une présentation de l'école de Johannesburg :