Lucie est encore hantée par les violences conjugales qu'elle a du subir. Séparée de son mari, elle décide de suivre des cours d'escrime thérapeutique afin de se reconstruire. Et elle ne sera pas seule à brandir son fleuret lors de ces séances très spéciales, organisées par un maître d'armes et une psychothérapeute spécialisée dans les violences sexuelles. Très vite, cette trentenaire aux nuits agitées sympathise avec ses comparses escrimeuses, Tamara et Nicole. Ces trois mousquetaires vont progressivement se libérer d'une douleur trop longtemps tue.
C'est justement ce "lâcher-prise" qui constitue tout l'enjeu de Touchées, le nouvel album de Quentin Zuttion (Appelez-moi Nathan). Une bande dessinée à la fois intimiste et intensément physique, où les corps, déchaînés jusqu'à l'épuisement, semblent hurler quand les voix ne le peuvent plus. La parole des victimes s'y libère au fil de scènes subtiles et graphiques, entre bribes de vie - où l'on boit, rit, jouit, sans oublier de danser sur du Britney Spears - et duels d'escrime à la puissance visuelle quasi onirique. Au gré de ces émotions fortes, l'auteur illustre avec nuance et sensibilité la complexité du traumatisme - et de tout ce qui s'ensuit. Une lecture nécessaire.
Touchées nous plonge au coeur d'une pratique que l'on connaît trop peu : l'escrime thérapeutique. Au sein de ces ateliers (dont certains sont organisés sur la capitale depuis plusieurs années déjà), on aide les femmes victimes de violences par l'escrime. Leur "réparation" psychologique s'amorce dès lors au fil d'un lexique d'une grande résonance : toucher, se protéger, attaquer, "mort subite", "fendre en deux"... Et le maître d'armes d'annoncer à ses patientes ces conseils qui font l'effet d'une déflagration : "Déchargez la colère, transpercez la culpabilité, tuez la honte. Libérez-vous".
Malgré ce que laissent à penser les nombreux détails qui parcourent l'album, Quentin Zuttion n'a pas pu assister à l'une de ces séances, et il nous dit pourquoi : "C'est un parcours de soin, c'est comme si tu interrompais une séance chez le psy, ce n'est pas possible !". Mais l'auteur a tout de même travaillé aux côtés de Violaine Guérin, créatrice de ces ateliers et présidente de l'association Stop aux Violences Sexuelles, afin de porter le regard le plus juste possible sur une réalité tout sauf évidente.
La militante lui a appris l'importance symbolique du masque dans ce processus. "Lors d'une séance d'escrime, le masque "anonymise" l'adversaire, chacune peut donc y projeter ce qu'elles souhaite", nous explique-t-il. Ce sont ces symboles-là qui rendent l'oeuvre si éloquente. Touchées est le récit de femmes qui, pour guérir, s'exercent à porter des coups. Dans leur tête résonne le conseil du maître d'armes : "plus fort !".
L'histoire de Lucie, Tamara et Nicole nous secoue. Et le dessin y est pour beaucoup. C'est un contraste saisissant qui se fait entre la délicatesse des esquisses de Quentin Zuttion - la douceur de leurs couleurs par exemple - et la brutalité des émotions qui s'y expriment. Pour traduire l'état intérieur de ses héroïnes, l'auteur met en scène les duels d'escrime comme de grands instants d'abstraction où les mouvements des corps se décomposent et se démultiplient sous nos yeux. En ces moments très graphiques, les victimes, vêtues de leurs armures, semblent ne faire plus qu'une lors du combat. De par leur disposition dans l'espace et la manière dont elles sont gouachées, les escrimeuses verront tantôt leur corps effacé et fissuré, tantôt élevé et sublimé, au fur et à mesure de leur parcours personnel. Encre, textures et composition du cadre font toujours sens chez l'auteur.
Le processus thérapeutique entrepris par ses personnages est complexe et pourtant, l'artiste n'a nul besoin de grand discours pour nous le faire ressentir. Au contraire, il fait confiance à ce "langage des corps" (meurtris et libérés) pour saisir la complexité de ces femmes "touchées". Au fil de cases qui sont autant de fragments psychiques, de simples focus suffisent à narrer les affects des héroïnes : un regard fixe, le fond d'une piscine chlorée (à la surface lointaine), des nuages gris qui assombrissent le ciel (et laissent place aux éclaircies), ou encore l'angoisse ordinaire d'une chambre plongée dans l'obscurité. Des errances visuelles qui "mettent à distance" (normal pour de l'escrime) et témoignent d'un vrai choix : le refus du pathos et du misérabilisme, la transmission des affects par petites touches diffuses.
"Je veux être légère. Aujourd'hui, je pèse une tonne. Je ne veux pas être forte, je ne veux pas être courageuse. Je veux retrouver ma légèreté", raconte Lucie lorsque sa mère, compatissante, lui dit qu'elle est "forte". En tant que victime, la force lui apparaît comme une injonction sociale : la nécessité de se relever, de lutter, encore et toujours, au sein d'une société où le terme de "victimisation" est si péjoratif. Mais loin de la "wonder woman" ou de la "guerrière", sa puissance émane d'émotions bien plus riches et réalistes. Car Lucie pleure, hurle, a peur, n'hésite pas à exprimer sa rage ou son désespoir, lors d'instants de "décharge mentale" où, enfin, elle évacue tout, agressivité comme émotions négatives. Sans filtre.
La force des femmes que Quentin Zuttion portraitise, c'est leur vulnérabilité, que d'aucuns percevraient comme une faiblesse - alors que non. Cette propension à se fissurer voire à éclater en morceaux pour mieux se reconstruire les rend particulièrement authentiques. Libres, elles se fichent d'être résistantes, "battantes", et, en somme, que l'on décide pour elles de ce qu'elles doivent être (ou non). "Je ne voulais pas que mes héroïnes soient des femmes "badass", des vengeresses acharnées. L'escrime est un sport qui au contraire traduit une forme de légèreté. Je désirais mettre en évidence leur complexité, leurs contradictions", nous précise l'auteur.
Les protagonistes de Touchées sont des "soeurs d'armes". En cheminant vers leur résilience, c'est la sororité qu'elles embrassent. "Les coups qu'on se donne ne font pas de mal. On peut se soutenir, se protéger ensemble", explique à ce titre Nicole. Ses deux consoeurs ont vingt et trente ans. "Je tenais à réunir trois générations de femmes. Ces individualités vont se créer une amitié qui dépasse tout", précise l'auteur. "Dans les cours d'escrime thérapeutique, cette dimension "sport d'équipe" est valorisée. Certaines victimes continuent de se voir après leur année, organisent des soirées, constituent des petits groupes", ajoute Quentin Zuttion.
L'amitié qui unit Lucie, Tamara et Nicole permet à l'auteur de brasser de nombreuses thématiques (la sexualité des femmes de cinquante ans, le consentement, le rapport au langage "cru") tout en célébrant une forme de bien-être collectif. En s'affrontant, ces femmes se font du bien. Et ce malgré des brisures qui, paradoxalement, les réunissent. Cette union-là est cruciale. Et inspirante. Comme le dit Lucie à son fils, "il n'y a pas de de bêtes, de belles ou de sorcières : il n'y a que des gens qui se rencontrent".