Alors que de nouvelles accusations de violences sexuelles visant le ministre des Solidarités Damien Abad viennent d'être révélées par Mediapart ce 14 juin, la Première ministre Elisabeth Borne a évidemment été mise sur le grill. Et l'embarras semble total. La défense systématique dégainée par la cheffe du gouvernement ? Que les femmes portent plainte afin que justice soit faite.
C'est une riveraine qui a osé poser frontalement la question qui fâche lors d'une déambulation sur le marché de Villers-Bocage dans la 6e circonscription du Calvados, où Elisabeth Borne fait campagne pour les législatives : "Ça vous fait quoi de travailler avec des gens accusés de violences sexuelles ?".
Une référence évidente à Gérald Darmanin, nommé ministre de l'Intérieur et reconduit à son poste malgré une plainte pour "viol", "harcèlement sexuel" et "abus de confiance" (qui avait abouti sur un non-lieu en janvier 2022) Et un écho à la question de Laura, lycéenne de Gaillac face à Emmanuel Macron le 9 juin dernier : "Vous mettez à la tête de l'Etat des hommes accusés de viols, pourquoi ?".
Sans surprise, Elisabeth Borne a botté en touche. "En tant que Première ministre, je le dis aussi en tant que femme, je les invite à déposer plainte parce que c'est important que la justice puisse dire les faits."
Loin de se laisser démonter, son interlocutrice réplique : "Qu'un homme utilise sa stature d'homme de pouvoir pour avoir des faveurs, ça ne vous dérange pas ?", interroge-t-elle.
"Bien sûr que ça me dérange, mais je ne suis pas juge, vous savez", riposte la ministre.
"Je vois que cet homme est en haut de notre pays et en tant que femme, je ne me sens pas en sécurité", rétorque sa contradictrice. "Si la justice faisait son travail, il n'y aurait pas autant de femmes mortes sous les coups de leur mari. Il y a des décisions de justice et la justice n'est pas appliquée."
Impossible pour la Première ministre de la contredire. Car les chiffres sont là et ils sont éloquents. 65% des victimes de féminicides avaient signalés des violences conjugales aux forces de l'ordre et 43% avaient porté plainte. Au final, 80% de ces plaintes avaient été classées sans suite. Selon l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), seules 13 % des personnes se déclarant victimes de viol ont déposé plainte. Et 76% des enquêtes pour viol n'ont pas abouti en 2017.
"Soyez irréprochables déjà dans les personnes qui vous représentent, c'est-à-dire les députés, les ministres, on ne peut pas avoir confiance en des gens qui ont des casseroles, c'est même plus des casseroles, c'est une cuisine complète au cul", a achevé l'interlocutrice, assénant une punchline finale magistrale en conclusion de ce ping-pong verbal tendu.
Après cet échange pour le moins inconfortable pour Elisabeth Borne, la Première ministre a continué à dérouler calmement ses éléments de langage lors de son intervention dans le JT de 20h de France 2 ce 15 juin. Interrogée une nouvelle fois à propos de l'affaire Abad, la Première ministre a tenté d'évacuer le sujet avec son argument-massue favori : "Il faut que la parole des femmes se libère. C'est à la justice de dire les faits."
"L'établissement de la vérité, c'est à la justice de le faire", avait également répliqué la nouvelle porte-parole du gouvernement Olivia Grégoire le 23 mai dernier, alors les premières accusations de violences sexuelles contre Damien Abad venaient d'être révélées.
Une position évidemment respectable, mais insuffisante. Car tel n'est pas le véritable noeud du problème. La tension actuelle réside dans la nomination même de Gérald Darmanin et de Damien Abad au sein du gouvernement. Des annonces comme autant de coups symboliques portés aux victimes présumées qui ont justement osé libérer cette parole si délicate encouragée par la Première ministre.
Laëtitia (pseudo), la troisième accusatrice de Damien Abad, n'a toujours pas porté plainte. Son avocate, Raphaële Bialkiewicz, a expliqué sur FranceInfo ce jeudi 16 juin le difficile cheminement des victimes présumées : "Le chemin d'une plainte pour une victime de violences sexuelles ou sexistes, c'est un chemin de croix. C'est dur, c'est long, c'est ardu, c'est difficile". Et de souligner : "La position d'Élisabeth Borne, elle marque."
La ligne de défense de l'exécutif apparaît d'autant plus fragile (et scabreuse) qu'elle se heurte à la promesse d'"exemplarité" brandie par le candidat Macron en 2017, héraut autoproclamé de "la dignité de notre vie publique". "Nous voulons des dirigeants responsables, exemplaires et qui rendent des comptes", lançait-il à l'époque.
Que vaut la "grande cause du quinquennat" lorsqu'un ministre accusé de violences sexuelles par trois femmes ne démissionne pas ou n'est pas démis de ses fonctions ? La sacro-sainte présomption d'innocence bute ici contre la présomption de mensonge dont seraient coupables les victimes présumées. Et si Elisabeth Borne promettait en mai dernier qu'il ne pourrait "y avoir aucune impunité" et qu'il fallait "continuer à agir pour que les femmes victimes d'agressions ou de harcèlement puissent déposer plainte", le principe de précaution et le respect de la parole des femmes devraient prévaloir, sans conditions. Dans un nécessaire exercice d'exemplarité justement.
De quoi marteler, encore et encore, la fameuse question de Laura qui se heurte à cette réalité : "Vous mettez à la tête de l'Etat des hommes accusés de viols et de violences sur les femmes. Pourquoi ?". On attend toujours la réponse du président Macron.