Le 18e siècle avait la mélancolie, nous avons le manque de sommeil. Ce que l'on décrit comme le nouveau mal du siècle obsède le monde moderne, qui vacille sous le poids de la fatigue chronique. On ne cesse de s'inquiéter devant les chiffres en moyenne, les Français dorment 7h 13 min par jour au lieu des 8h minimum recommandées), de pointer du doigt des coupables (les lumières électriques, les écrans de portable...) et de chercher des solutions plus ou moins farfelues, entre la méditation, les exercices de yoga ou les plantes médicinales.
Et pourtant, bien que les désordres du sommeil aient été disséqués et analysés sous toutes leurs coutures, on continue de sous-estimer l'un de ces fauteurs de trouble : le jet-lag social, qui correspond en fait à un décalage entre notre horloge biologique et les conventions temporelles sociales (lever à 7h, coucher à 23h). Et c'est loin d'être anodin : le jet-lag social est en réalité le point de départ d'un cercle vicieux qui pousse la société à discriminer et à décrédibiliser les lève-tard. Zoom sur un phénomène qui devrait réhabiliter les noctambules et les abonnés aux nuits blanches.
En entendant parler pour la première fois du jet-lag social, on pourrait croire à une excuse pour justifier nos grasses matinées. Il faut dire que les lève-tard jouissent d'une bien mauvaise réputation : ils sont vus comme des paresseux, des marginaux qui manquent d'énergie et d'ambition, parce qu'après tout, "L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt". Sauf qu'en réalité, ce sont ces préjugés et ces mythes construits autour des oiseaux de nuit qui sont à l'origine du jet-lag social.
En effet, ce phénomène a été défini en 2006 par des chronobiologistes de l'Université de Munich comme "un désalignement du temps biologique et social". Explications : ce qu'on appelle "temps biologique" est en fait notre chronotype de sommeil, c'est-à-dire la fenêtre à laquelle nous sommes "programmés" pour nous endormir sur une période de 24 h afin de récupérer au maximum. Le chronotype varie d'une personne à l'autre : certains ont besoin de dormir 8 h pour être reposés, mais en se couchant à 21 h et en se levant à 5 h tandis que d'autres devront aussi dormir 8 h, mais de 2 h du matin à 10 h. Si l'on est en décalage avec son rythme biologique, cela peut causer des insomnies, des difficultés à s'endormir et à se lever, une fatigue accrue... Cela revient en fait à louper un train et à s'acharner à courir derrière en étant persuadé que si vous faites le même chemin, vous arriverez en même temps. Lorsqu'on a des problèmes de sommeil, il est donc primordial de cerner son chronotype et de le respecter.
Or, le temps social se moque allègrement de votre horloge biologique ; il fixe des horaires conventionnelles pour rythmer les journées humaines. Ainsi, la société s'organise autour d'un temps précis : il faut se lever à 7 h pour aller travailler, et se coucher avant minuit pour repartir de plus belle le lendemain. Ce carcan horaire, immuable et très précis, a été complètement normalisé, jusqu'à ce qu'on ne le questionne même plus. Mais pour tous les adeptes de la nuit qui ont besoin de se coucher tard et de se lever tard, c'est une véritable torture : ils sont forcés d'être en permanence en décalage avec leurs chronotypes, et ils en payent le prix fort.
Judith Owen, neurologiste de la faculté d'Harvard et directrice du Center for Pediatric Sleep Disorders à l'hôpital pour enfants de Boston qui a beaucoup étudier le jet-lag social, va jusqu'à parler de mise au ban des lève-tard. De la même manière que la société résume la beauté féminine à 1m80 de jambes, un 36 et un 90C, elle promeut des conventions sociales uniques et figées. Il faut se lever tôt, frais et reposé, manger sainement, boire son café sans sucre et s'endormir avant minuit après une bonne journée de travail ; ceux qui ne parviennent pas à s'adapter à ce modèle, tout simplement parce qu'ils ne sont pas "faits" pour ça, parce que leurs chronotypes les en empêchent, sont immédiatement discriminés.
Car les conséquences sont lourdes à porter pour les lève-tard forcés de se plier à des conventions d'une inadéquation flagrante pour eux. "Si votre schéma de sommeil est en décalage avec votre rythme interne, cela aura un impact beaucoup plus fort sur votre état général que le nombre d'heures que vous dormez par nuit", explique Owens à The Atlantic. Contrairement à ce que l'on entend couramment, il ne suffit pas de se coucher à 22 h et de dormir 8 h par nuit pour être en forme. Owens a publié à ce sujet une étude dans le journal médical Pediatrics, qui démontre que même s'ils dorment exactement le même nombre d'heures, les lève-tôt et les noctambules présenteront des différences comportementales, émotionnelles et cognitives majeures.
Ces derniers seront beaucoup plus fatigués : lorsqu'on les contraint à suivre un rythme social qui ne leur convient pas, ils perdent tout sens de l'auto-régulation du sommeil. Cela signifie qu'ils n'arrivent plus à contrôler leur sommeil : ils multiplient les insomnies, n'entendent pas leurs réveils, ne se réveillent pas à temps... Et cela entraîne une cascade de problèmes : ils se sentent mous, fatigués et démotivés en permanence, accumulent les retards, les absences, les rendez-vous loupés, la somnolence diurne.. Bloqués dans ce cercle vicieux, ils sont fustigés par l'opinion publique, qui les méprise et les flagelle pour leurs problèmes de sommeil, leur manque de motivation, leur peu de fiabilité... Comme le souligne le NCBI , il est alors fréquent chez ce type de personnes d'observer une grande perte de confiance en eux et en leurs capacités... ce qui les pousse à se noyer encore davantage dans les nuits blanches. Insomniaques, noctambules et couche-tard de tous les horizons, il est donc temps de vous indigner : vous vivez dans un monde qui vous ignore.