"Pourquoi parle-t-on ? Que dit-on réellement de nous et du monde quand on parle ? Pourquoi telle insulte ou tel surnom peut être problématique ? Est-ce que je peux me servir des mots pour faire mal ou au contraire pour rendre les choses un peu meilleures ?". Toutes ces interrogations - et bien d'autres - se côtoient au sein de ce manuel aussi limpide qu'éclairant qu'est Ce que pèsent les mots. Destiné à une jeune audience, ce défrichage aussi linguistique que sociologique dévoile l'impact qu'a notre langage sur autrui - et sur notre société.
Quelques dizaines de pages suffisent à la docteure en linguistique française Lucy Michel pour synthétiser un panel de thèmes, allant des jugements que nous portons sur les accents ("Les accents n'existent que par rapport à la façon de parler qui a été choisie comme la norme") au parlé parfois cryptique des ados. Des analyses lucides et modernes ponctuées par les illustrations toujours aussi singulières de la dessinatrice Mirion Malle.
Ce que pèsent les mots ne cherche pas à corriger notre langue, non, mais à l'interroger, quitte à déstabiliser ses fondements. En la décomposant comme on le ferait d'un puzzle, ce nouvel opus des éditions féministes La ville brûle nous incite à voir plus loin que le bout de notre dico. Et invoque bien des réflexions. En voici quatre.
Ce qui fait la richesse de cet essai, c'est qu'il pourrait tout aussi bien instruire de nombreux "boomers". De ceux qui exècrent autant Greta Thunberg que l'écriture inclusive. Et c'est justement de l'attrait du point médian qu'il est question. L'espace d'un panorama, l'ouvrage délivre une jolie leçon d'histoire afin de démontrer la pertinence de l'écriture inclusive, rappelant le long combat pour la féminisation de la langue française - notamment soutenu par la journaliste féministe Hubertine Auclert. Une lutte pour l'égalité des sexes, tout simplement.
"Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle", affirmait le grammairien Nicolas Beauzée en 1767. Dans le plus grand des calmes ! Des centaines d'années plus tard, ce sont les mêmes pensées courtes que l'on retrouve pour fustiger l'écriture inclusive - dont le traditionnel "c'est moche". Or, l'écriture inclusive a bien des atouts. "Elle vise, comme son nom l'indique, à inclure tout le monde. Le point médian permet d'éviter des répétitions (du type 'les étudiants et les étudiantes'), de ne plus utiliser l'accord au masculin mais aussi de ne pas se genrer soi-même", nous dit-on. Autrement dit : rendre la langue plus juste.
Et ainsi rendre hommage à toutes ces militantes qui, des marches organisées au sein des rues aux rangs de l'Académie française, se sont battues pour une considération plus équilibrée de ces mots qui étouffent.
"Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde". Cette citation d'Albert Camus introduit le Tumblr "Les mots tuent", de la journaliste et autrice Sophie Gourion. On y retrouve les plus malheureuses titrailles de journaux évoquant des féminicides ou des violences conjugales. Vous savez, ce genre d'accroches type "Ivre, il...", et autres énoncés dédramatisant les meurtres ("Elle peine sur les mots croisés, il l'électrifie").
Un systématisme désolant sur lequel revient ce petit précis de déconstruction du langage. Et si on arrêtait d'attribuer aux meurtriers les expressions galvaudées de "maris bafoués" ou "d'amoureux éconduits", et à leurs actes celle de "crimes passionnels" ? Et si l'on prenait conscience de la non-neutralité de cette langue qui minore le sort des victimes ? Mais pour cela, il faudrait repenser le sens de ces mots qui, eux aussi, brutalisent.
En interrogeant la manière dont les droits (et les vies) des femmes sont transcrits, c'est à l'écriture de toutes les violences que l'on s'intéresse. "Au lieu de centrer l'attention sur l'acte lui-même, on nous dit qu'une femme a poussé un homme à être violent. Cette façon de présenter les faits en les justifiant les rend moins graves que ce qu'ils sont vraiment. Ce traitement est similaire à celui des violences racistes et de la tendance à en faire des 'faits divers', c'est-à-dire des situations isolées dont il n'y a pas grand-chose à dire", épingle en ce sens l'autrice. Un état des lieux aussi cinglant que nécessaire.
Tout comme l'intime, les mots sont politiques. "La façon de nommer est extrêmement importante pour comprendre les idées, les images, les valeurs qui sont associées aux autres. Car notre identité est en partie construite par la façon dont on est nommé·e", rappelle ce manuel idéal. Sous la langue, la violence. Celle d'un racisme normalisé par exemple lorsque le mot "black" se retrouve employé à la place du mot "noir·e".
"Ne pas dire 'noir·e' parce qu'on pense que ce mot est négatif et qu'il vaut mieux le dire autrement, c'est raciste. Une personne peut 'se penser non-raciste', mais adopter des pratiques linguistiques racistes", décrypte à raison Ce que les mots pèsent en se référant aux réflexions de la réalisatrice afroféministe Amandine Gay. L'artiste voit en cet usage du mot "black" un moyen "de ne pas mentionner la question raciale". Et donc, en quelque sorte, de l'ignorer si ce n'est de la nier. Une autre forme d'oppression sociale s'il en est, ordinaire, presque inconsciente.
"Pour les personnes qui subissent le racisme, le sexisme ou encore l'homophobie, une part de cette identité n'est pas choisie, et est imposée par les mots dont les autres se servent pour les désigner", déplore Lucy Michel. Entre le questionnement de la fluidité des genres et l'omniprésence des insultes dans notre société, l'autrice nous démontre à quel point les mots ne cessent d'éclairer et d'exacerber les discriminations et les inégalités.
Ne vous y trompez pas, Ce que pèsent les mots ne se contente pas de délivrer une charge pleine de bon sens sur nos abus de langage. Non, Lucy Michel se plaît également à déployer tout un champ des possibles. L'autrice nous rappelle la diversité d'usages de ces mots dont l'on mésestime la puissance et la complexité polysémique.
Par exemple ? Les pseudos. Pas les sobriquets que les esprits malveillants vous décoche - et qui ne sont jamais qu'à deux doigts de l'insulte - mais ces surnoms que vous vous choisissez de vous-même. Bien souvent, des diminutifs de nos propres prénoms. Et bien on ne dirait pas, mais les pseudonymes sont une autre façon d'agir face aux injonctions et aux étiquettes. De s'attribuer un nom qui corresponde au mieux à ce que l'on est.
"Les pseudos permettent de maîtriser la façon de se présenter au monde", décrypte l'opus. Autrement dit, ce nom personnalisé nous détache d'une identité "officielle" que l'on est en droit de ne pas accepter, tout en affirmant notre liberté à nous réapproprier une langue indissociable de notre culture. Preuve comme une autre que nommer, c'est déjà agir.
Ainsi, critiquer l'emploi de termes sexistes pourrait être la prémisse d'une révolution : "Montrer comment les mots sont utilisés pour protéger ce système [patriarcal], c'est déjà essayer d'en sortir !", nous dit-on. Le changement est au bout des phrases. Cette teneur du langage, l'emploi des slogans le démontre largement. Et parmi ces mots militants s'insinue un phénomène fascinant : "l'effet aïkido", du nom de l'art martial éponyme.
Soit le fait, pour les insulté·es, de se réapproprier l'insulte qu'on leur décoche afin d'en faire une force : "utiliser l'attaque de l'adversaire pour la retourner contre lui". Et ainsi la désamorcer. C'est ce qui est arrivé, nous rappelle-t-on, lorsque des victimes de "slut shaming" ont mis en place les SlutWalks (soient les "Marches de salopes"). Des événements féministes propices à dénoncer une culture du viol bien trop banalisée.
Bien employés, les mots sont désarmés : ils deviennent des alliés.
Ce que pèsent les mots, par Lucy Michel et Mirion Malle.
Editions La ville brûle, 63 p.