Un film Barbie en version live ? C'est ce pari fou qu'a tenu la réalisatrice Greta Gerwig, célébrée pour ses longs-métrages Lady Bird et Les quatre filles du Dr March. La superpopulaire poupée aux cheveux de blé aura donc les traits de la toujours étonnante Margot Robbie, actrice aux performances volontiers badass (Moi, Tonya, Birds of Prey). Et la première image de ce film (dont la sortie est attendue en 2023) est aussi déconcertante que prometteuse.
Mettre en scène une Barbie en chair et en os dans un decorum rose bonbon mais non moins réaliste, et surtout une Barbie féministe, voilà ce que semble proposer Greta Gerwig. Une idée singulière tant la portée militante du célèbre jouet n'est pas si évidente que cela à première vue. Doux euphémisme.
Sexisme ? Engagement bien réel ? Féminisme de façade, mercantile et opportuniste ? Bien des qualificatifs paradoxaux émergent quand il s'agit d'évoquer l'histoire de cette chère Barbie. On récapitule.
Barbie vient de loin : elle a plus de 60 ans. C'est Ruth Handler, épouse de l'un des grands patrons de l'entreprise Mattel, qui l'imagine en 1959. La fille du couple s'appelle Barbara, la poupée s'intitulera Barbie, c'était écrit. Déjà, le jouet arbore ses signes caractéristiques : chevelure blonde, jambes longilignes, peau blanche, accessoires précieux, marqueurs féminins très ancrés - d'aucuns diront "irréels". Au sein des contestataires sixties, on s'interroge volontiers sur l'image que Barbie renvoie de la femme - et de son corps.
"La silhouette de Barbie, ce sont des proportions humainement impossibles, comme la longueur de ses jambes et de son cou, mais aussi une vision beaucoup trop standardisée du corps féminin", déplore la professeure de psychologie Sharon Lamb, relate le magazine Madame Figaro.
Canons et diktats semblent encombrer le jouet. "En réalité, le problème n'est pas un bout de plastique haut de 28 cm. Le problème est dans notre culture et l'idée que nous avons de la féminité", déclare M. G. Lord, autrice du livre Forever Barbie, citée par le site d'informations Géo.
Mais ça, c'était avant. Aujourd'hui, Mattel se targue d'arborer une Barbie plurielle, moderne et émancipée. Un jouet en phase avec les enjeux de notre époque : égalité des sexes, inclusion, entreprenariat au féminin. En 2016, l'entreprise lançait la gamme "Barbie Fashionista" afin de privilégier d'autres couleurs de peau et textures de cheveux, plus représentatives de la diversité de celles qui composent l'audience du jouet.
Deux ans plus tard, à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, quatorze modèles de poupées Barbie inspirées d'icônes du vingtième siècle se déployaient sur le marché. Le mot d'ordre ? Role models. La peintre Frida Kahlo, l'escrimeuse Ibtihaj Muhammad ou encore l'aviatrice Amelia Earhart investissaient dès lors la collection des "Inspiring Women". Pour la vice-présidente senior de Barbie, Lisa McKnight, rien ne comptait alors plus que de nourrir "le potentiel illimité en chaque fille".
"L'inspiration", terme aussi glamour que celui de "role model" ou "d'empowerment", est devenue ces dernières années l'un des plus forts outils marketing de Barbie. Dans une société où les paroles se libèrent de plus en plus au sujet du validisme et de tous les enjeux qu'il implique, Mattel a notamment imaginé pour sa jeune audience une poupée avec une jambe prothétique, ou bien encore une poupée noire en fauteuil roulant.
Mais Mattel ne se contente pas de diversifier les apparences en multipliant les collections. En 2018, le groupe a décidé de financer une chaire un peu spéciale à l'Université de New York, afin de porter un programme de recherche : le "Dream Gap". Le but de ce projet scientifique ? Travailler, notamment en compagnie de psychologues, sur la représentation des femmes et des stéréotypes sexistes. Plutôt ambitieux.
Malgré cela, chacun(e) est libre de s'interroger : tout cela ne témoigne-t-il pas d'un "feminism washing" ? Autrement dit, ce féminisme opportuniste employé par les industries globales (pub et mode, notamment), se réappropriant certaines luttes sociales dans un but purement capitaliste ?
Difficile de ne pas poser la question lorsque Mattel fait état de certains scandales. En décembre 2020, plusieurs ONG dont ActionAidFrance, China Labor Watch et Solidar Suisse dénonçaient ainsi l'espace d'une enquête relayée par Médiapart des situations de harcèlement sexuel au sein des usines chinoises du groupe : propos déplacés, attouchements, réflexions sur le physique, cyber-harcèlement, envoi de "nudes"...
De quoi entacher la surface progressiste de la maison-mère. "Nous ne tolérons aucune forme de harcèlement et sommes engagés à faire en sorte que chacun de nos collaborateurs, y compris ceux travaillant dans nos usines, soit traité avec équité et respect", avaient en retour déclaré les responsables du groupe.
Par-delà cette enquête, bien des regards restent de glace face à ces produits. Tel France 24, qui épingle sans détour "un coup marketing évident" et perçoit carrément le féminisme apparent du fabricant de jouets comme "une arme de promotion". Non sans revenir sur une certaine constante de l'univers de Barbie : l'assignation de la célèbre poupée aux loisirs (comme les sorties à la plage) ou... au shopping. Pas le plus inspirant des symboles.
Mais d'autres voix, cependant, contestent : on en demanderait beaucoup trop à cette poupée sexagénaire. C'est là la conviction d'Anne Monier, conservatrice au département des jouets du Musée des Arts Décoratifs, qui assure à France Inter : "On a envers Barbie des attentes qu'on n'a pas envers les autres jouets parce qu'elle est devenue une personne de notre entourage. On parle de son corps comme si c'était un mannequin, alors que c'est un bout de plastique. C'est un jouet !".
Sur les rayons des magasins cependant, Barbie privilégie une approche toujours plus "inspirante". Récemment encore, la poupée Léna Situations, à l'effigie de la jeune vidéaste et influenceuse, a été lancée dans le but d'aider "les jeunes filles à devenir des femmes courageuses", pour paraphraser le communiqué du produit. De quoi parler aux nouvelles générations, sensible aux valeurs promues par la créatrice au fil de ses vlogs.
Plus encore que ce que les poupées représentent, Mattel s'interroge sur ce que la marque est censée exprimer auprès des consommateurs. Et cherche à tout prix à fuir les stéréotypes de genre d'antan. C'est d'ailleurs là le but revendiqué de "Creatable World", une collection "conçue pour garder les étiquettes à l'écart" en proposant... des jouets non-genrés. Important à l'heure où la sortie des clichés sexistes et les enjeux de la non-binarité sont de plus en plus abordés sur les réseaux sociaux.
Barbie est-elle féministe ? En tout cas, elle semble désormais arborer un discours positif et moins archaïque : par le biais de symboles évidents, elle s'adresse à une jeune audience réceptive à ces signaux concrets. Elle se fait de plus en plus miroir de celle ou celui qui la porte dans ses mains, délaissant volontiers les cheveux lisses pour des cheveux frisés, arborant diverses couleurs de peau ou morphologies.
Des coups de pub ? Peut-être. Mais aussi, une manière de participer à l'éducation des plus jeunes. Car l'apport symbolique du jouet - et de sa transmission - est bien réel et ne doit pas être mésestimé. "Le jouet représente un univers qui participe à l'éducation et au développement de l'enfant. Il est important de favoriser la construction d'une société d'égalité entre filles et garçons dès le plus jeune âge", détaille à ce titre un rapport du Sénat daté de 2014.
Emblème immédiatement identifiable, Barbie s'efforce de sortir des normes tout en préservant sa facette iconique. Et semble avoir conservé sa force évocatrice. C'est ce que défend la documentariste Manuela Frésil : "L'image de la Barbie femme-objet n'est pas vraie : ce corps, les enfants l'utilisent pour se projeter et s'inventer des histoires de femmes puissantes, Barbie ne reste pas à la maison, il lui arrive des aventures et elle travaille : en cela, la poupée mannequin est émancipatrice", assure l'experte sur les ondes de France Inter.
La Barbie de la cinéaste Greta Gerwig, portée par l'audace punchy de Margot Robbie, sera-t-elle tout autant "émancipatrice" ? On l'espère.