Qui est Ana Mendieta ? C'est cette question en forme d'énigme ou d'enquête, qui donne son titre à un très insolite roman graphique signé Christine Redfern et Caro Caron. Les deux artistes montréalaises reviennent en cases et phylactères, mais aussi en textes, sur la vie et l'art de la performeuse, photographe, sculptrice et peintre Ana Mendieta. Née en 1948 à la Havane et morte à seulement 33 ans, Mendieta a bousculé la scène artistique des années 70 avec ses oeuvres "physiques" (associées au body art, ou art corporel) autant que politiques.
Car l'intime était toujours politique chez Ana Mendieta, dans ses dessins et happening, mais aussi ses photos et ses films. Placée dans un orphelinat américain à 12 ans après avoir fui son pays natal (nous sommes alors en pleine époque Castro), l'artiste était une exilée, mais aussi une révolutionnaire. Son art est profondément moderne mais empreint d'un symbolisme ancestral. Ses prises de position en appellent à un bouleversement collectif, au sein d'une sphère artistique masculine, mais c'est son intimité qui se retrouve au coeur des expositions.
Une complexité que retrace avec force l'album publié aux Editions du remue-ménage. L'idéal pour (re)découvrir une figure essentielle de l'histoire de l'art. Alors, qui était (vraiment) Ana Mendieta ? Eléments de réponse.
On retient notamment d'Ana Mendieta ses impressionnantes performances et installations. L'une d'entre elles s'intitule Scène de viol et date de 1973. Indignée par le viol puis le meurtre de l'étudiante américaine Sara Ann Otten, l'artiste a décidé de recréer la scène telle que décrite par les médias, avec son propre corps, allongé sur une table, ensanglanté, partiellement dénudé. Une manière de bousculer les consciences, mais également de s'interroger sur la mise en scène de la nudité féminine dans l'art et sa réception par le public.
"Cette performance faisait partie d'une série créée pour attirer l'attention sur ces crimes et sur toute violence sexuelle", énonce l'artiste à travers le récit qu'en fait la bande dessinée de Christine Redfern et Caro Caron. La manière dont le corps féminin est dévoilé dans son oeuvre bouscule toujours les attentes, du spectateur masculin notamment. A travers la série des Glass on Body Imprints par exemple, Mendieta a plaqué son visage sur une vitre. Celui-ci, déformé, interpelle, dérange, comme une défiguration.
Il y en a dans cet art protéiforme une radicalité naturellement subversive.
"J'ai noué un dialogue entre le paysage et le corps féminin. Je crois que ca vient du fait d'avoir été arrachée à mon pays natal pendant l'adolescence. Mon art me permet de rétablir mes liens avec l'univers", expliquait Ana Mendieta. A travers des oeuvres très originales comme la série des Siluetas, Mendieta se réapproprie le "land art", à savoir le fait d'employer des matériaux naturels (roche, bois, terre) pour composer ses créations. Tout en mettant en scène le corps féminin, l'artiste cherche à rendre hommage à la puissance de la Nature, maternelle et éternelle.
Comme le relate l'ouvrage de Christine Redfern et Caro Caron, les paroles de l'artiste exprimaient volontiers cette fascination pour la Nature. On perçoit à travers les mots d'Ana Mendieta une certaine volupté écoféministe. Ecoutez plutôt : "Plus ma voix s'affirmait, plus mon oeuvre s'enracinait dans le sol. Mon corps a été remplacé par d'autres éléments : eau, terre, plantes et feu sont devenus la matière à laquelle je donnais ma forme, au moyen de la vidéo et de la photo. Je captais ces silhouettes, filmant leurs transformations dans le temps".
"Mon intention et mes intérêts étaient ancrés dans la symbolique de la Nature, reflet d'un esprit paléolithique plutôt qu'industriel. Je voulais fusionner avec la Terre, pas lui infliger des blessures", développe l'artiste, représentée l'espace de pages très graphiques.
Des réflexions plus puissantes que jamais à l'heure où l'écoféminisme est sur toutes les lèvres, et où l'écologie se voit incarnée par toute une génération de jeunes militantes.
Le 8 septembre 1985, Ana Mendieta est retrouvée morte à New York. La cause ? Une chute de son appartement du trente quatrième étage. "Accidentelle", assure alors son époux, le sculpteur Carl Andre. Seulement voilà, la police trouve les paroles d'Andre bien confuses. D'autant plus qu'une dispute aurait été entendue peu de temps avant. Un procès sera finalement tenu à son encontre. Carl Andre est accusé de meurtre, mais, après trois longues années de procédures judiciaires, sera finalement acquitté. Un scandale, pour bien des associations féministes.
Car pour de nombreuses militantes, l'innocence de l'époux n'est pas crédible, et l'artiste féministe aurait été victime de féminicide. Victime d'un monde patriarcal (celui de l'art, mais pas seulement) duquel elle n'a jamais cessé de s'émanciper, et qu'elle a volontiers fustigé à travers ses performances, la figure d'Ana Mendieta redouble alors d'intensité. C'est un sentiment d'injustice et d'impunité qui recouvre cette fin tragique.
Se replonger dans la vie et l'art d'Ana Mendieta, c'est également comprendre tout ce que cela raconte de l'expérience des femmes artistes. Incomprises, ignorées, méprisées. Sujettes aux critiques les plus faciles. Un florilège de l'époque nous est d'ailleurs dévoilé dans le roman graphique.
"Il est clair qu'Ana Mendieta a un problème d'identité, comme en témoigne son oeuvre égocentrique. On y trouve pas d'hommes, pas même d'autres femmes. C'est à cause de sa relation avec sa mère. Mendieta préfère le coït narcissique avec la Terre-Mère au coït sexuel avec un homme. J'en conclus que comme féministe, Mendieta n'est pas aussi libérée ou conscientisée qu'elle le croit", fustige notamment un critique suite à une exposition.
Les critiques s'oublient, l'art reste. Aujourd'hui, rétrospectives et récits s'attardent sur cette oeuvre précieuse. Preuve de cette postérité, Qui est Ana Mendieta ? est dédié "à tous les esprits indépendants, aux libres-penseuses, Suffragettes, féministes, artistes enragées et autres allumées, qui peuplent l'angle mort de notre mémoire".
Mendieta est un symbole des femmes artistes invisibilisées. Christine Redfern et Caro Caron citent d'ailleurs en guise d'épilogue le génial collectif Guerrilla Girls, qui durant les années 80 critiquât notamment l'absence desdites artistes dans les musées américains, contrastant avec la forte présence... des nus féminins.
A travers cette dédicace s'exprime à l'inverse une valorisation réjouissante du matrimoine que n'aurait certainement pas renié la principale concernée.
Qui est Ana Mendieta ?, par Christine Redfern & Caro Caron.
Les éditions du remue-ménage, 60 p.