Ce n'est pas si facile d'être "EmRata". Il ne se passe effectivement guère quelques jours sans qu'Emily Ratajkowski ne refasse la Une des tabloïds. Ces derniers jours, c'est la liaison supposée de la mannequin avec l'humoriste Pete Davidson qui a fait couler beaucoup d'encre. Généralement, la trentenaire suscite autant l'émoi par ses selfies ultra-likés que par ses prises de position diverses. On ne sait pas toujours sur quel pied danser, avec EmRata.
Car celle-ci revendique depuis quelques années un engagement féministe. Quitte à ce qu'on lui renvoie à la figure de supposés paradoxes : défendre l'émancipation des femmes tout en valorisant une mise en scène constante de son corps sur les réseaux sociaux, correspondre aux diktats de beauté et ne jamais déranger le regard masculin, mais porter tout de même un discours se voulant critique.
Presse et internautes s'interrogent. Dès 2016, The Independent montait au créneau : "Kim Kardashian et Emily Ratajkowski ne sont pas des féministes". Depuis, des blogs américains comme Unherd ont volontiers fustigé son "féminisme vide", considéré comme trop consensuel envers les hommes, comme si "Emily Ratajkowski était heureuse d'être objectivée". Un débat qui s'étend jusqu'en France, où Marie Claire se demande à son sujet : "Peut-on être féministe et n'exister que par son corps ?".
Pour beaucoup, la mannequin serait une "mauvaise féministe". Et son cas en dit long sur ce complexe dont il faudrait se détacher une bonne fois pour toutes.
Qui mieux que Roxane Gay pour résumer le concept - et surtout complexe - de la "mauvaise féministe" ? Dans son essai de référence Bad Feminist, véritable best-seller, l'autrice, journaliste, conférencière et militante part de sa propre expérience pour faire l'éloge d'un féminisme ouvertement imparfait et paradoxal, décomplexé et, finalement, libérateur. Roxane Gay lit des comics, écoute du rap, mate des émissions de télé-réalité, des univers pas toujours flatteurs pour les femmes, voire véritables fabriques de sexisme... So what ?
Dans son recueil de chroniques publié en 2014 et traduit en français aux éditions Denoël, Gay incite ses lectrices à ne pas culpabiliser d'aimer ou de consommer ce qui semble contraire à leurs convictions personnelles. L'inverse, en vérité, est plutôt compliqué dans une société patriarcale, dominée par un regard masculin qui s'envisage à travers bien des productions culturelles. Cela n'empêche pas de porter un point de vue critique et de défendre ses valeurs.
Pour Roxane Gay, la "pureté militante" est un leurre, et le cheminement intime que vit chaque femme s'écrit aussi sur l'imperfection, la contradiction, la remise en question et l'authenticité : "J'essaie de faire en sorte que mon féminisme soit simple. Je sais que le féminisme est compliqué, qu'il évolue et qu'il n'est pas parfait. Je sais qu'il ne résoudra pas tout et qu'il ne peut pas tout. Comme la plupart des gens, je suis pleine de contradictions, mais je ne veux pas non plus être traitée comme de la merde pour le simple fait d'être une femme", écrit-elle.
Mais pourquoi en revenir au "simple fait d'être une femme" quand on parle de "mauvaise féministe" ? Simple. Cette expression est régulièrement employée, sur les réseaux sociaux notamment, pour décrédibiliser la cause féministe, et les femmes qui s'en revendiquent. Il permet ainsi de minimiser des luttes ou de cacher de vrais enjeux de société derrière des phrases lapidaires et définitives : le fameux "vous desservez la cause". Le sous-entendu est clair via cette accusation : c'est un appel de plus au silence, plus qu'au débat.
Au vu de ces mots, on envisage aisément pourquoi le complexe de la "mauvaise féministe" s'applique à une personnalité influente comme EmRata. La mise en scène de son corps (souvent dénudé) et surtout les normes physiques auxquelles il correspond, en phase totale avec les dikats normalisés par les magazines féminins et les publicités depuis des lustres, suscite la perplexité alors que le mouvement body positive défend des silhouettes plus subversives.
De par la portée sexualisante de ses contenus réguliers sur les réseaux sociaux, la notion de "male gaze" (ce regard masculin libidineux qui influe sur la mise en scène des corps féminins) n'est hélas jamais loin quand il est question de la mannequin. Elle s'était d'ailleurs fait connaître dans le clip sexiste et controversé Blurred Lines de Robin Thicke.
Roxane Gay, qui évoque aussi bien les "bitches" des clips de hip hop que les vedettes de télé-réalité (résumées à des stéréotypes sexistes), met volontiers en lumière les mêmes paradoxes.
Emily Ratajkowski semble tout à fait consciente des débats qu'elle suscite depuis des années. Et réagit en insistant sur son engagement personnel et sa liberté de penser. Dans la bande-annonce de son nouveau podcast sorti en ce mois de novembre 2022, High Low with EmRata (trois épisodes sont prévus chaque semaine), elle résume sa ligne édito à un mantra on ne peut plus limpide : "La politique, la philosophie, et, oui, le féminisme".
Auprès du magazine Forbes, elle cite volontiers Roxane Gay et assume l'intitulé de "mauvaise féministe", sachant le sens que lui accorde l'autrice : être une mauvaise féministe, c'est aussi (et surtout) être féministe. Pour Forbes d'ailleurs, la mannequin à travers ce podcast promet "de plonger parfois plus profondément dans les complexités de ce que signifie le fait d'être féministe dans la société moderne". Cela semble prometteur.
Et alors que Roxane Gay parle des "bitches" ou des "biatches" des clips de rap, l'influenceuse quant à elle promeut la "bitch era", "l'ère de la salope". Par cela, elle entend moins une attitude, qu'une émotion : la colère. Ayant réagi au film polémique Blonde, l'accusant de "fétichiser la douleur féminine" à travers sa relecture de Marilyn Monroe, la mannequin avait incité ses fans à s'indigner.
"Vous savez ce qui est difficile à fétichiser ? La colère. Alors, j'ai une proposition. Je pense que nous devons toutes être un peu plus énervées. Je pense que nous devrions toutes entrer dans une bitch era". Par "bitch", EmRata entendait plus ou moins "badass" : une dure à cuire, une battante.
Ce terme-là renvoie à tout un pan du pop féminisme : la mise en avant d'icônes qui se jouent de leur sexualité comme d'un pouvoir révolutionnaire. Une manière de réagir à la domination masculine en faisant de son corps un instrument du combat pour l'égalité. On pense à des chanteuses comme Cardi B ou Megan Thee Stallion, qui justement opèrent dans le rap et renversent l'insulte de "bitch" pour en faire une fierté. Une façon de réagir au "slut shaming", cette stigmatisation des femmes par rapport à leur attitude et leur sexualité.
Malgré son phrasé moins punchy qu'une Cardi B, "EmRata" se rapproche-t-elle de cette tendance-là ? Plutôt, à en croire ses discours sur l'émancipation des femmes. Plus encore, la mannequin appuie cette conviction avec son livre paru en janvier 2022, intitulé à juste titre My Body : Mon Corps. Il semblerait que l'autrice désirerait se réapproprier ce corps si souvent réduit aux simples fantasmes de ces messieurs. Aujourd'hui, elle n'hésite pas à déconstruire son rapport aux hommes, valorisant son envie d'autonomie et d'épanouissement.
Depuis la publication de son livre, l'opinion envisage peut-être davantage Emily Ratajkowski comme une éventuelle "rôle-modèle", consciente de ses privilèges, mais soucieuse de profiter de sa surmédiatisation à des fins positives. Et dans une ère où il semble toujours très facile de parler de "mauvaises féministes" comme on parlerait de "mauvaises victimes", les introspections féministes, justement, ne sont pas rares. Preuve en est, le soutien, bien que tardif, exprimé par 130 collectifs et militantes féministes envers Amber Heard suite à son procès contre Johnny Depp.
Cet appel à reconsidérer la sororité et interroger ce qui fait du mal aux femmes - et aussi, entre femmes - permettra-t-il la réhabilitation d'une figure clivante comme celle d'EmRata ? Wait and see.