C'est un énième projet pour celle qui revêt déjà les casquettes d'essayiste, romancière, journaliste et éditrice : Roxane Gay va lancer une nouvelle collection de livres en collaboration avec la maison d'édition Grove Atlantic. Au menu de cette série de publications sobrement intitulée Roxane Gay Books ? De la fiction comme de la non-fiction, et une envie, à travers les revenus générés, de parrainer un programme de bourse dédié aux apprentis auteurs et autrices qui n'ont pas forcément accès au milieu de l'édition.
Un milieu que l'écrivaine connaît bien. Fille d'immigrés haïtiens installés aux États-Unis, brillante essayiste passée par Yale et diplômée de rhétorique, Roxane Gay est l'autrice d'un best-seller acclamé dans le monde : Bad Feminist, éloge audacieux d'un féminisme imparfait et contradictoire, ouvert à toutes et à tous. Pour l'éditeur Denoël, plus qu'un livre, il s'agit là des prémices "d'un nouveau féminisme, décomplexé et libérateur".
C'est vrai. Dans ses créations (romans, essais, articles, mais aussi BD) comme dans ses très populaires conférences, cette voix bien connue de la presse américaine porte les couleurs d'un féminisme renouvelé et déconstruit, absolument inclusif et intersectionnel. "Je préfère être une mauvaise féministe que de ne pas être féministe du tout", écrit-elle. Depuis plus de quinze ans, Roxane Gay bâtit un corpus réflexif qui emprunte aux manifestes de référence (afroféministes et radicaux notamment) mais n'appartient qu'à elle.
Bref, Roxane Gay compte. Beaucoup. Et voici pourquoi.
Roxane Gay, c'est donc un essai fondamental : Bad Feminist, publié en 2014, traduit en français aux éditions Denoël. Le titre donne la couleur. Dans ce recueil de chroniques, l'autrice tord le bras au complexe de la "mauvaise féministe" en s'assignant ce titre honorifique. Oui, Roxane Gay aime le rap où les "bitch" font office de virgules, la télé-réalité pétrie de stéréotypes plus sexistes tu meurs, la couleur rose, et le magazine Vogue.
Et malgré tout cela, Roxane Gay est féministe. Profondément, intensément, de celles pour qui la culture est essentiellement politique, et les droits des femmes une lutte au quotidien. En renversant la notion culpabilisante de "bad feminist", l'écrivaine en fait un slogan politique dédié à celles qui souffrent des contradictions naturelles qu'implique le fait d'être une femme féministe dans une société patriarcale. Le féminisme selon Roxane Gay est paradoxal et imparfait. En écrivant cela, l'essayiste délivre une réflexion sororale et révolutionnaire.
"J'essaie de faire en sorte que mon féminisme soit simple. Je sais que le féminisme est compliqué, qu'il évolue et qu'il n'est pas parfait. Je sais qu'il ne résoudra pas tout et qu'il ne peut pas tout. Mais je crois en l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. Je crois que le féminisme repose sur un soutien aux choix des femmes, même lorsque ce sont des choix que nous ne ferions pas", développe-t-elle dans ce livre fondamental.
"Le mauvais féminisme semble la seule façon pour moi de m'embrasser en tant que féministe et d'être moi-même, alors j'écris. Plus j'écris, plus je me présente dans le monde en tant que mauvaise féministe mais, j'espère, 'bonne' femme tout court - je suis ouverte sur qui je suis et qui j'étais. Je ne peux nier l'absolue nécessité du féminisme. Comme la plupart des gens, je suis pleine de contradictions, mais je ne veux pas non plus être traitée comme de la merde pour le simple fait d'être une femme. Je préfère être une mauvaise féministe que n'être pas du tout féministe", écrit-elle au fil d'une réflexion que l'on peut en partie retrouver sur le site du Guardian.
Le féminisme de Roxane Gay est celui que bien des regards anonymes attendaient au fil des vagues. Il n'exclut personne et prend en compte l'importance du collectif autant que la complexité de l'individu.
Aborder l'oeuvre de Roxane Gay donne l'impression d'explorer une bibliographie vaste et polyphonique. Autrice d'essais incisifs comme Bad Feminist et Hunger : histoire de mon corps, celle qui officie également en tant que professeure d'université fut aussi saluée pour ses romans, comme Treize jours (2014), récit de la séquestration, de la torture et du viol d'une jeune Américaine haïtienne.
Aux prémices des réflexions de cette native du Nebraska, on trouve également une abondance d'articles, publiées dans de prestigieux journaux et magazines comme le New York Times, le Time ou le Guardian. On a également pu la lire sur des sites comme celui du magazine littéraire The Rumpus. Mais ce n'est pas tout ! En 2016, Gay marquait l'histoire en scénarisant aux côtés de la poétesse afro-américaine Yona Harvey et de l'auteur Ta-Nehisi Coates une variation du comic-book Black Panther : World of Wakanda. Un spin-off forcément politique.
Décrypter le style Gay, c'est glisser des lignes radicales de l'intellectuelle féministe bell hooks aux fantaisies mainstream de Marvel Comics, auquel elle apporte diversité et militantisme. Un éclectisme qui épouse une foi certaine en l'égalité des genres, celle des sexes comme des champs artistiques. Ce qui intéresse Gay, écrit-elle dans Bad Feminist, c'est la prise en compte de "tous les facteurs qui influencent ce que nous sommes et la façon dont nous évoluons dans le monde". Romans, essais, magazines et bandes dessinées reflètent ce grand Tout.
Tout en s'en abreuvant, Roxane Gay bouscule les industries culturelles, peu habituées à ce qu'elle est : une femme noire et grosse, qui fait de sa singularité un récit à part entière. Récit introspectif et critique, intime et politique, dans le bien-nommé Hunger ("Affamée"), essai traduit chez Denoël au sein duquel l'autrice revient sur l'histoire de son corps, le viol collectif dont elle fut victime adolescente et le rapport à soi que cet événement a chamboulé, mais aussi la manière dont la société et ses médias "alarmistes" étouffent les femmes comme elle.
"L'on apprend à la plupart des filles qu'elles doivent être fines et menues. Nous ne devons pas prendre de place. On doit nous voir, mais pas nous entendre, et lorsque l'on nous voit, nous devons plaire aux hommes et être acceptables pour la société. La plupart des femmes le savent, savent que nous sommes censées disparaître, mais c'est une chose qui doit être répétée haut et fort, encore et encore, afin que nous puissions résister à la soumission que l'on attend de nous", affirme l'écrivaine dans son livre. Dans ses écrits comme dans ses prises de parole dédiées au body shaming, Roxane Gay délivre un discours anti-grossophobie d'une implacable justesse.
Plus encore, femme noire, grosse et bisexuelle, elle explore sa condition à travers les principes du féminisme intersectionnel. Dans Bad Feminist, elle ravive les mots de l'essayiste noire et lesbienne Audre Lorde : "Je suis une Féministe Noire. Je reconnais donc que mon pouvoir et les principales oppressions que j'ai subies résultent de mon statut de Noire et de femme, et que mes luttes sur ces deux fronts sont donc indissociables".
"En tant que femme de couleur, je trouve que certaines féministes ne se sentent pas terriblement concernées par les problèmes spécifiques aux femmes de couleur : les effets persistants du racisme et du post-colonialisme, le statut des femmes dans le Tiers-Monde, le combat contre les archétypes dans lesquels on met de force les femmes noires", déplore Roxane Gay. Parmi ces archétypes, celui de la "femme noire en colère", que passe également au grill l'excellente Soraya Chemaly dans son essai Le pouvoir de la colère des femmes.
Pour l'autrice, le féminisme sera intersectionnel, ou ne sera pas.
Lors des conférences et table rondes où elle est invitée, Roxane Gay fait toujours salle comble. Des milliers de fans viennent profiter de ses réflexions aussi bienveillantes qu'acerbes. Pas étonnant : la parole de cette quadragénaire porte en elle un je ne sais quoi de générationnel. Sa manière de se mettre à nu dans ses livres, brassant des souvenirs douloureux pour épingler un phénomène global, tout comme ses références "pop", expliquent son succès à l'ère des réseaux sociaux. Réseaux auxquels elle accorde d'ailleurs une fabuleuse considération.
Interrogée par Le Monde à propos de son rapport aux plateformes comme Twitter (où elle officie depuis quatorze ans), elle explique : "Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide. J'ai trouvé sur Twitter une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m'autorise à être humaine et imparfaite. J'ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d'avoir des discussions constructives".
Impudiques et incarnées, les lignes de Roxane Gay oscillent entre le "thread" et l'écriture romanesque. On pense notamment à cet extrait riche de sens de Hunger : "Je me déteste. Ou la société m'incite à me détester, et j'imagine que ça, au moins, je le fais bien. Je devrais plutôt dire que je déteste mon corps. Je déteste ma faiblesse, mon incapacité à le contrôler. Je déteste comment je m'y sens. Je déteste comment les gens me voient, comment ils le fixent des yeux, comment ils le traitent, comment ils en parlent".
Indissociable des révolutions féministes (comme #MeToo), Twitter fait même partie de son processus créatif. "Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier", poursuit-elle auprès du Monde. D'où la dimension interactive des manifestes que l'écrivaine, bien loin de la tour d'ivoire de l'artiste, aime tend à relayer.