Au cours de la journée du 9 novembre, le brouillard d'incompréhension matinale qui entourait le choc initial de la victoire de Donald Trump s'est progressivement dissipé pour laisser place à une résignation teintée de peur. Tristes et effrayées, les Américaines se sont alors mises à tweeter sur les réseaux sociaux des variantes de la phrase "Ne sous-estimez jamais la haine de l'Amérique pour les femmes" afin d'exprimer leur écoeurement.
Et il y a de quoi : ce 8 novembre 2016, les Etats-Unis ont préféré un prédateur sexuel reconnu, sans la moindre expérience politique et dont la seule cohérence tout au long de sa campagne fut son indécente vulgarité, à une femme qui a été une avocate renommée, la première femme sénatrice de New York, une Première Dame révolutionnaire et la Secrétaire d'Etat de l'administration Obama. Certes, Hillary était loin d'être une candidate parfaite. Mais parce qu'elle était face à Trump, un personnage qui a taillé sa réputation en poussant la misogynie assumée à un point jamais atteint encore en politique, sa défaite prend des allures de symbole funeste pour les femmes. Contrairement à ce qu'on a pu croire, en pensant un peu trop vite que Trump était hors-jeu, les Etats-Unis n'étaient peut-être pas prêts à briser le plus mythique des plafonds de verre – et nous ne valons pas mieux. Petite plongée dans les méandres du sexisme sous-estimé qui a offert à Trump les clés de la Maison Blanche.
Et c'est une expression appropriée, puisque pour Donald Trump, les femmes ne sont que des "grosses truies" : il renomme d'ailleurs Alicia Machado, Miss Univers 1996, "Miss Piggy" parce qu'elle avait pris du poids. Jamais une campagne n'aura été aussi ordurière envers les femmes. Comme Kelly Dittmar, assistante professeur en sciences politiques à l'université de Rutgers, le confie à Grazia, "La tentative de Donald Trump de se positionner comme étant le plus viril a emmené le débat dans des extrêmes jamais atteints auparavant", puisque la misogynie venait alors "d'un candidat lui-même, qui a libéré la pensée de ses militants". Barbara Kiralski dans sa "Lettre ouverte aux Etats-Unis de la Misogynie", publiée par The Columbian, va dans le même sens en insistant sur les ravages causés par une année entière de "misogynie sociale et politique entièrement assumée en public".
Ainsi, le mot "salope" s'est invité sans complexe sur les badges électoraux républicains, qui clamaient "Ne vote pas pour une salope, la vie en est déjà une", sur les T-shirts promotionnels et dans les bouches de tous les partisans de Trump, tandis que ce dernier traitait en direct sa rivale de "méchante femme" ("nasty woman"). Et ce n'est que l'un des nombreux noms d'oiseaux dont Hillary Clinton s'est vue affublée par le milliardaire tonitruant : le New York Times a recensé 422 attaques directes de la candidate par Donald Trump via Twitter. Lorsqu'il n'était pas occupé à dénigrer sa concurrente, qu'il trouvait "dégoûtante" physiquement, il rivalisait avec son adversaire lors de la primaire républicaine, Ted Cruz, en utilisant les corps de leurs femmes respectives comme champ de bataille pour régler leurs différends politiques. Accusé d'agressions sexuelles par une douzaine de femmes, après avoir avoué sur un enregistrement tripoter des femmes contre leur gré en toute impunité grâce à son argent, le Républicain n'a pas nié les accusations : il s'est contenté d'attaquer les plaignantes sur leurs physiques, en expliquant qu'elles n'étaient pas assez attirantes pour qu'il s'attaque à elles.
Sans même rentrer dans le coeur des débats, en s'attardant sur la proposition de Trump de "punir" les femmes qui avortent ou d'instaurer un congé parental réservé aux femmes, il est donc évident que cette course à la Maison Blanche a été l'occasion d'une violente explosion de misogynie. Et notre résignation naît aujourd'hui de ce qu'on refusait de croire envisageable : oui, un homme blanc, riche et puissant peut se payer une bonne tranche de sexisme sans perdre une seule voix. Et malgré la surprise généralisée des progressistes, son élection n'est rien d'autre que la conclusion logique de cette libération des violences racistes et sexistes qui ont émaillé la campagne. Cependant, le phénomène n'a rien de nouveau. Les dynamiques de genre ont toujours joué un rôle majeur dans les élections présidentielles américaines, et la triste victoire de Trump n'est pas le résultat d'un changement brutal des mentalités, mais correspond plutôt à la mise à nu des sentiments contradictoires des électeurs en ce qui concerne la place de la femme dans la société.
Hillary Clinton, encore une fois, était loin d'être une candidate infaillible. Elle n'a jamais réussi à paraître sympathique aux yeux du grand public : elle est toujours apparue comme étant très froide, élitiste et totalement coupée de la majorité des Américains. Du haut de son statut de membre du clan Clinton, c'était pour beaucoup un symbole ambulant de l'establishment tant honni par les classes populaires et moyennes. Par ailleurs, de nombreuses femmes lui reprochaient son féminisme restrictif et très WASP. Pour une immense majorité des plus jeunes (82% des femmes démocrates de moins de 30 ans ont voté pour Bernie Sanders à la primaire démocrate), elle ne s'adressait qu'aux femmes blanches, bien nées et bien nanties, qui avaient les moyens de s'élever socialement en faisant de belles études dans de prestigieuses universités. Et comme le souligne Les Inrocks, étant donné que cela ne représente qu'une très petite minorité des femmes américaines, beaucoup peinaient à s'identifier à elle et à la soutenir, d'autant plus qu'Hillary Clinton, centriste d'âme, a souvent fait preuve d'un conservatisme rebutant pour les plus démocrates. Sa défaite est donc imputable à de nombreux critères, et ne peut bien évidemment être simplement remise sur le dos d'un sexisme latent de la société.
Cependant, nier totalement l'impact de son genre dans cette défaite serait une erreur. Certes, Hillary était antipathique aux yeux des Américains : mais pourquoi ? Une élection se joue sur l'image d'un candidat, sa réputation et l'amour qu'on lui porte. Or, depuis le début de sa carrière, l'image d'Hillary Clinton n'a cessé d'être entachée par des critiques tendancieuses. On lui a collé bien des étiquettes sur le dos, dont beaucoup ont été en réalité justifiées par une misogynie mal assumée : Clinton était une femme qui ne restait pas "à sa place", une femme ambitieuse "comme un homme", qui a toujours refusé de se cantonner à la place à laquelle la les convenances sociales lui ordonnaient de rester.
Dans les années 1980, Clinton fait même figure de féministe pionnière, en refusant catégoriquement le rôle traditionnel de première dame d'Etat alors que son mari est gouverneur l'Arkansas : malgré les critiques dont on l'agonit, Hillary poursuit sa brillante carrière d'avocate d'affaires et continue de siéger aux comités exécutifs de plusieurs grosses entreprises américaines plutôt que d'organiser des dîners et de distribuer des sourires. Elle résiste également pendant longtemps pour garder son nom de jeune fille, Rodham. Elle fut finalement obligée d'y accoler le nom de son politique de mari lorsque Bill fit campagne en 1982 pour être réélu gouverneur : "Des gens étaient contrariés de recevoir des invitations à des événements au nom du 'gouverneur Bill Clinton et d'Hillary Rodham'", explique-t-elle dans ses mémoires.
En 1992, alors que Bill Clinton brigue la Maison Blanche, elle se fait traiter "d'épouse yuppie autoritaire tout droit sortie d'enfer" parce qu'elle avait soutenu qu'elle continuerait de travailler même si elle devait devenir une Première Dame. Elle répond audacieusement aux journalistes qui lui demandent ce qu'elle pense de cette accusation : "J'imagine que j'aurais pu rester à la maison, à préparer des cookies et à boire du thé". La résistance qu'elle rencontre à l'idée d'être une First Lady ouvertement engagée dans les affaires de l'Etat est effrayante : qu'elle ne s'en tienne pas à organiser des réceptions et à accompagner docilement son mari en souriant provoque un véritable tollé au sein de l'opinion publique. Beaucoup d'Américains ne tolèrent pas son installation dans l'aile ouest de la Maison Blanche (réservée traditionnellement aux présidents) plutôt que dans l'aile est (l'aile des First Lady). Malgré elle, elle a mis les pieds dans le débat houleux autour du rôle des femmes dans la société, à une époque complexe où le traditionalisme convulsait entre deux spasmes de modernité, sans pour autant que celle-ci soit largement acceptée. Avec Clinton, on en revient presque au mythe d'Ève et d'Adam, où les femmes trop curieuses et puissantes mènent l'homme à sa perte.
"La vie et le comportement d'Hillary Clinton étaient emblématiques des changements qui avaient pris place dans la vie et le mariage des femmes, et pourtant, c'était un dilemme dès qu'elle confrontait ouvertement le public à l'étendu de ces transformations", explique Ruth Mandel, directrice du Centre des Femmes et de la Politique à l'Institut Eagleton au site Fusion. "Le public avait besoin de ne pas seulement la voir comme une carriériste, mais aussi comme une mère, une fille, une amie, une membre de la communauté", ajoute Susan Thomases, une avocate qui conseillait Clinton. Un peu plus comme une femme dans le sens traditionnel du terme, autrement dit.
Le public craint qu'elle domine Clinton, qu'elle l'écrase. C'est en refusant de plier l'échine sous le poids des traditions sexistes que Hillary gagne sa réputation de femme froide, antipathique, et castratrice. En 2008, des casse-noisettes à son effigie ont même été commercialisés : c'est dire l'étendue du malaise face à son côté dur, trop "masculin" selon les stéréotypes de genre. Ses vêtements sont jugés trop formels, pas assez féminins, et même son rire, tant moqué par ses ennemis, est passé au crible : son directeur de campagne, John Podesta, en faisant l'analyse de ses élocutions, dit à ses collaborateurs "qu'elle rit parfois un peu trop fort à des blagues qui ne sont pas si drôles que ça". En réalité, ce qui gêne, c'est qu'elle rit haut et fort, bruyamment et la bouche grande ouverte. Or, comme le rapporte le Guide des bonnes manières de Mrs Humphrey's publié en 1897, "Une dame doit toujours rire brièvement et secrètement" : c'est un privilège d'homme de pouvoir rire à gorge déployée , sans se couvrir la bouche, dans une démonstration d'assurance et de confiance en soi. Les femmes, quant à elles, devraient toujours se faire jolies et discrètes, s'excuser en permanence de leur présence et policer leurs émotions.
Hillary a donc tous les atours de la puissance, qui dans la société traditionnelle, est un costume taillé exclusivement pour un homme. Et que cela soit conscient ou non, cela dérange toujours, des hommes, mais aussi beaucoup de femmes, et en particulier une majorité de femmes blanches conservatrices, qui ont dédié leurs vies aux règles qu'Hillary foule allègrement du pied.
Pourtant, assez paradoxalement, elle se fait aussi descendre en flèche lorsqu'elle laisse transparaître ses failles, ses émotions. Lorsque pendant la campagne de 2008, le 7 janvier, elle craque et fond en larmes à un stop dans le New Hampshire, elle est tancée par les journaux, qui se lancent dans des railleries sexistes sur les hormones, l'émotivité des bonnes femmes, et autres préjugés écoeurants. Hillary Clinton ne trouve jamais grâce aux yeux des Américains : elle est "trop' femme ou "pas assez", mais quoiqu'il en soit, c'est dans son genre que réside le problème de fond. Les préjugés de genre ont été durant des années les piliers d'une société traditionaliste, ils ont modelés les mentalités durant des années et ils les modèlent encore, malheureusement. Et face à un monde bouleversé, dans lequel on perd tout repère, une femme de pouvoir demeure une figure dérangeante, qui réveille des réflexes sexistes qu'on pourrait presque qualifier de défensifs. Jusqu'à la dernière seconde, ce mardi 8 novembre, nous n'avions peut-être pas réalisé à quel point nous n'avions pas avancé.