Lorsque l'on échange avec Alice Béranger, elle nous confie qu'il s'agit de sa première interview. Jusqu'ici, elle menait son accompagnement bénévole dans l'ombre. Un travail d'écoute et de coaching mental pour aider les militantes féministes à supporter les témoignages, le poids de la médiatisation, la charge mentale. Mais aussi, préparer les victimes de violences sexuelles et sexistes au dépôt de plainte et aux confrontations durant leurs procès, ou encore dans le dépassement de leurs traumatismes.
En démarrant cette activité parallèle en décembre 2020 (elle s'occupe à l'origine d'entrepreneur·e·s et de sportif·ve·s de manière lucrative), Alice Béranger pensait "qu'il s'agirait d'une vaguelette", se souvient-elle. "Mais c'est un tsunami." Celle qui s'estime "militante sans le savoir depuis longtemps" a été sollicitée sur les affaires #SciencesPorcs et plus tard, #DoublePeine. Elle a déjà aidé plus de 200 personnes à se livrer, lesquelles la contactent sur Instagram ou sur son site. Et dans certains cas, à se rendre devant la justice.
"Je ne peux pas changer le passé des victimes mais je peux changer ce qui va se passer après le traumatisme, alors je le fais 7j/7, parfois non-stop de 7h à minuit et en réalité la moitié du temps en bénévolat", confie Alice. "C'était ma pierre à l'édifice. Maintenant, j'ai besoin de plus de pierres."
Parce que la demande est telle et le manque de structures tout aussi conséquent, la jeune femme souhaite former davantage d'"écoutant·e·s", comme elle nomme cette fonction. C'est la raison derrière son choix de prendre la parole publiquement. Entretien.
Alice Béranger : Dans mon métier de coach, ce qui m'a toujours plu, c'est de m'occuper de femmes sportives ou de femmes qui souhaitent lancer leur entreprise. Au fil des séances, j'ai réalisé que nombre d'entre elles, bien qu'elles ne m'aient pas contactée pour aborder ces sujets-là, étaient traumatisées par des violences. J'ai pris conscience de l'ampleur du fléau. Et puis, je me suis rendu compte qu'avec certaines techniques neurolinguistiques par exemple, elles arrivaient à beaucoup mieux vivre avec ces traumatismes.
Un jour, je suis entrée en contact avec la journaliste et militante Anna Toumazoff, alors qu'elle évoquait elle aussi les violences sexistes et sexuelles sur les réseaux sociaux. Peu après notre échange, elle a lancé le hashtag #SciencesPorcs (qui diffuse de nombreux témoignages de victimes des Instituts d'études politiques- ndlr). Elle m'a dit qu'il y a peut-être un moyen que je puisse aider. J'ai ensuite travaillé auprès des personnes qui ont témoigné sous #DoublePeine et #BalanceTonBar.
A. B. : Exactement. Par ailleurs, ce travail, je le fais bénévolement. Je suis disponible 7 jours/7 et peut-être pas 24 heures/24 mais hier, pour vous donner un exemple, j'ai pris un appel à 1 heure du matin. Ce service-là n'existe pas à un niveau professionnel. Les samedis et dimanches, quand une victime a une crise d'angoisse, elle ne peut pas vraiment appeler le ou la psy qui la suit.
Je me suis également rendu compte qu'on pouvait faire quelque chose pour ces personnes-là, qui voulaient autre chose qu'un accompagnement associatif. Aussi, des victimes me rappellent parfois pour me dire : 'Alice, je vais porter plainte, est-ce que tu peux me préparer ?' Alors, je les prépare comme je préparerais un·e sportif·ve.
A. B. : D'abord, il faut écouter. Ensuite, comme pour les sportif·ve·s, je lui demande quel est son objectif. Cela peut être de pouvoir parler sans bégayer, de ne pas pleurer, peu importe. On fait de la programmation neurolinguistique, des techniques de relaxation, de concentration. Je les mets dans un état "capacitant". Comme on préparerait un boxeur, en somme.
A. B. : C'est ça, c'est le dernier combat.
A. B. : Elles commencent vers 6h30. Je fais le tour des réseaux pour répondre aux messages de victimes qui me demandent un rendez-vous. C'est toujours urgent, et au plus tard, j'organise un appel 24 heures après la sollicitation - appel qui s'intercale avec les sessions payantes de mes client·e·s.
Quoiqu'il arrive dans les 12 heures qui suivent la prise de contact, on a eu de mes nouvelles, et il y a une séance d'une heure programmée dans la journée. C'est entièrement personnalisé : cela peut être un échange, des exercices de relaxation comme je le mentionnais précédemment...
Je tiens par ailleurs à préciser que je travaille avec des victimes qui n'ont pas de troubles psychiatriques ou ne sont pas sous traitement. Lorsque c'est le cas, soit je refuse, soit je ne fais que de l'écoute, et je prends contact avec leur soignant·e. Même si notre profession (celle de coach, ndlr) a mauvaise presse, il faut savoir qu'il y a des gens qui font les choses bien. Et bénévolement.
A. B. : Bien sûr. Déjà, elles désertent les commissariats. Parce qu'on ne les écoute pas. Parce qu'elles lisent les témoignages et ne veulent pas s'y rendre. D'autres, ne veulent pas en parler à leur famille. La parole se libère, oui, mais le fait d'aller porter plainte n'est pas un automatisme. Il y a la crainte de la procédure qui durerait 8 ans, du policier en face qui demande si elle a bu, comment elle était habillée... Tout ce qu'on connaît, finalement.
J'ai également remarqué que lorsqu'une victime n'est pas écoutée - par sa famille ou par la police - c'est elle qui culpabilise de ne pas avoir été écoutée. Elle se dit qu'elle ne mérite pas de l'être. On parle de "double peine" mais ce devrait être "triple peine", en réalité.
Personnellement, je redirige toujours vers un·e psychiatre lorsque j'en ressens la nécessité. Certaines des victimes sont réticentes : d'abord parce qu'elles répondent qu'elles ne sont pas "folles", ce que j'essaie de déconstruire avec elles, et ensuite parce que souvent, les psychiatres sont des hommes. Et bien que nombre d'entre eux font très bien leur travail, cela peut être difficile de confier à un homme un tel vécu.
A. B. : Il y a plusieurs étapes. D'abord, on se met au calme et on écoute. On laisse la personne dérouler son discours. Il ne faut pas oublier qu'elle livre un traumatisme, sa parole peut être décousue, il peut y avoir des pauses. On ne la presse pas. On ne dit pas "mais si, dis-moi, allez". On ne guide pas le discours en essayant de trouver les mots à sa place. On laisse faire peu importe le temps que ça prend - et on prend le temps, surtout.
On se demande aussi : "Comment aimerais-je être traité·e, moi ?" On se met dans cette position-là. On lui signifie également qu'on la croit. Et puis, on n'oublie pas d'être discret·e, c'est essentiel. Si la victime veut en parler à davantage de personnes, c'est à elle de le faire. On la rassure : "Je suis là, avec toi, tu es en sécurité, je suis là pour t'aider". On lui dit qu'elle n'a pas à avoir honte.
Et enfin, en dernier lieu, sans rien lui imposer, on peut aborder le fait que des associations, des psychologues, des psychiatres, des groupes de parole, des préparateurs et préparatrices mentaux peuvent être contacté·e·s... Ne pas oublier de rediriger, de prolonger l'aide et la protection.
Il faut absolument, aussi, essayer de ne pas se mettre à pleurer, ni à crier. Si l'on fait ça, on vole le moment de la victime et les rôles peuvent s'inverser : elle va s'occuper de nous calmer et de nous rassurer. Même si c'est terrible d'entendre ce récit de la bouche de quelqu'un qu'on aime, ce n'est pas le moment, on extériorisera l'impact sur soi ensuite. Ne pas minimiser ce qu'on ressent, certes, mais décaler l'expression de ces émotions à plus tard.
C'est extrêmement dur, je sais. Et c'est pour ça qu'il y a des écoutant·e·s : nous sommes capables d'encaisser.
A. B. : Evidemment. Aujourd'hui l'urgence, c'est que l'application de la loi soit faite, dans un délai raisonnable. On répare des gens par la justice et on ne peut pas attendre dix ans d'être réparé·e. Et puis, il faut une réelle formation des policier·e·s par des intervenant·e·s spécialisé·e·s. "Ne pas culpabiliser", "ne pas juger", nombreux·ses ont besoin de l'entendre. Si c'était fait, il y aurait moins besoin de solutions parallèles comme celle que je propose.
Ce dysfonctionnement judiciaire, je l'ai personnellement vécu. J'ai été victime de harcèlement et de menaces de mort de la part d'un inconnu qui avait trouvé mon numéro, il y a quelques années. Une nuit, à deux heures du matin, j'ai débarqué au commissariat pour porter plainte contre cet homme, paniquée après un énième message.
La policière m'a fait attendre deux heures dans un établissement vide avant de me recevoir. Je suis restée car j'avais trop peur de rentrer chez moi. Je lui ai montré les messages en question, et elle m'a répondu : "mais attendez ma grande, il a le droit de vous attendre chez vous, je ne peux rien faire !" J'avais 25 ans, j'étais toute seule dans une nouvelle ville, impuissante.
Quand j'y repense, le déclenchement de tout ce que je fais maintenant vient de ce moment-là. Du regard de la policière, alors que je lui dis que je vais mourir, qu'il va me tuer, et qu'elle ne trouve qu'à répondre l'air de rien, à 2 heures du matin à une gamine de 25 ans qui est toute seule : "mais non il ne va pas vous tuer !" Heureusement, il ne m'est rien arrivé de plus grave. Mais j'ai dû déménager en catastrophe.
Avec du recul, c'est ça, cette inaction, cette indifférence, le point de départ de mon travail aujourd'hui.
D'ailleurs, au départ, je pensais qu'il s'agirait d'une vaguelette (les messages de victimes qu'elle recevait, ndlr). Mais c'est un tsunami.