Grève du sexe. Derrière cet intitulé choc, une tactique féministe employée depuis plusieurs années par des militantes et personnalités dans le cadre de luttes comme le mouvement #MeToo et le combat pour le droit à l'avortement. Parmi elles, les actrices Alyssa Milano et Bette Midler.
"Nos droits liés à la procréation sont supprimés. Tant que nous les femmes n'aurons pas un contrôle légal sur notre corps, nous ne pouvons pas risquer de tomber enceintes. Rejoignez-moi en boycottant le sexe jusqu'à ce que nous retrouvions notre indépendance physique. J'appelle à une grève du sexe. Faites passer le message", alertait ainsi Alyssa Milano en 2019, s'insurgeant contre une loi anti-IVG très restrictive adoptée en Géorgie.
"Je suggère aux femmes de refuser d'avoir des relations sexuelles avec des hommes jusqu'à ce que le Congrès leur garantisse le droit de choisir", déclarait de son côté Bette Midler afin de protester en septembre dernier contre l'entrée en vigueur au Texas de la loi anti-avortement la plus restrictive qui soit. Une mobilisation majeure donc.
Cependant, d'aucuns s'interrogent sur la pertinence de ce concept : la grève du sexe. Une lutte qui divise au sein même des militances. A juste titre ?
On peut se poser la question.
Mettre en avant la sexualité et le corps féminin comme forces politiques et sources de changement social : par définition, l'idée de "grève de sexe" synthétise certains des enjeux de la révolution féministe #MeToo, et des mobilisations (digitales notamment) que celle-ci a engendré ces quatre dernières années. Cependant, cette forme atypique d'engagement ne date vraiment pas d'hier. Déjà, car elle se déploie pour une cause qui ne cesse depuis des décennies d'être actuelle : la lutte pour le droit à l'IVG, malmené outre-Atlantique notamment.
Ensuite, car elle fait écho dans l'Histoire. Pour la philosophe de la pensée féministe et directrice de recherche au CNRS Geneviève Fraisse, cette grève nous renvoie à Lysistrata, la comédie grecque d'Aristophane. "Dans 'Lysistrata', les femmes se regroupent à l'acropole, lieu symbolique du pouvoir dans l'Antiquité, pour faire cesser la guerre entre Athènes et Sparte. Exclues de la vie politique, elles souhaitent aussi décider des affaires de la cité à l'égal des hommes, et vont faire la grève en ce sens", explique la spécialiste.
Syndicalisme avant l'heure, le principe de grève éclot donc dans un but d'égalité souhaitée. "On observe là l'affirmation d'un groupe qui revendique quelque chose : les citoyennes expriment déjà ce désir de ne pas être gouvernées par des hommes sans avoir leur mot à dire. C'est une démarche politique qui fait écho à des slogans bien connus type : 'Faites l'amour, pas la guerre'. Les femmes disent en somme : on ne fera pas l'amour tant que vous ferez la guerre", développe Geneviève Fraisse. L'autrice revient sur l'enjeu de l'amour et de la grève dans un texte intitulé "L'amour est déclaré", présentation du De l'amour de Stendhal (Editions Points).
Les grévistes du sexe, héritières des femmes militantes de l'Antiquité ? Et pourquoi pas ? En ces temps reculés déjà, on comprend aisément à quel point le corps des femmes est un enjeu politique et révolutionnaire.
Réagir à l'exploitation des corps et des citoyen(ne)s au mépris de leurs droits fondamentaux, tel serait l'ADN des grèves du sexe contemporaines. Mais pas seulement. La philosophe voit également en cet énoncé la déclinaison d'une autre notion citoyenne : celle de "grève des ventres". Un mouvement opéré à la fin du 19e siècle par les néo-malthusien·ne·s, doctrine qui percevait en la limitation des naissances un devoir humain.
"Se référant à l'économiste Thomas Malthus, qui voulait réduire la population au cas où la terre ne pourrait plus nourrir tout le monde, ces anarchistes se posaient la question : pourquoi faire des enfants si c'est pour les envoyer à la guerre ? Ou les envoyer à l'usine si c'est pour en faire de la chair à canon ? De là est née une mobilisation, la Grève des ventres", détaille Geneviève Fraisse. Ici, l'idée de grève prend aussi bien en compte l'exploitation du monde ouvrier par le capitalisme "que la prostitution des jeunes filles pauvres", poursuit la directrice de recherche.
Un intitulé trouvé par la femme de lettres féministe Marie Huot, en 1892.
"On observe à travers cette grève le principe nouveau de contraception, qui deviendra une lutte majeure par la suite. Il n'est cependant pas question ici que les femmes fassent sécession : c'est un mouvement mixte", précise encore la philosophe.
Ventres, sexe, voilà donc un lexique qui dans le cadre de l'Histoire des femmes n'a jamais vraiment cessé d'être invoqué au fil des combats.
En 2003 d'ailleurs, la lauréate du prix Nobel de la paix Leymah Gbowee organisait une grève du sexe pour que la voix des femmes soit prise en compte dans le processus de paix au Nigeria. "Dites le mot 'sexe' et les médias viennent immédiatement, alors qu'ils ne s'intéressaient pas, avant, à nos actions en faveur de la paix ! L'inaction n'est jamais une excuse. Et l'action des femmes en grève de sexe a aidé les hommes de notre pays à prendre, eux aussi, la parole", déclarait la militante libérienne.
"Le mot grève a une portée syndicale et sous-entend donc un comportement collectif. Or dans les cas de Bette Midler et Alyssa Milano, il s'agit de pratiques individuelles, quand bien même elles invitent toutes les femmes à reproduire cette grève du sexe, autrement dit de la vie sexuelle. C'est une mobilisation plus digitale qui correspond davantage au mouvement #MeToo", tient cependant à modérer Geneviève Fraisse.
Plus encore, cette adéquation avec les nouvelles révolutions féministes n'a pas empêché les critiques au sein même des militances. D'aucuns jugent cette initiative trop réductrice, notamment car elle semble ne s'adresser qu'aux personnes hétérosexuelles. "Cela renforce également l'idée que les hommes auraient plus de besoins sexuels que les femmes, ainsi que la notion de devoir conjugal que l'on a maintenue longtemps. Souhaiter punir les hommes ainsi, c'est avoir en tête des habitudes du passé. Aujourd'hui, les femmes revendiquent autant le plaisir", fustigeait dans 20 Minutes Janine Mossuz-Lavau, autrice du livre La vie sexuelle en France.
"Le sexe n'est pas un service que l'on rend à quelqu'un. Faire la grève du sexe, c'est aussi se priver soi-même. Il est temps de considérer que les femmes aussi ont droit à une sexualité libre et épanouie et de cesser d'envisager la sexualité des femmes comme quelque chose qui aurait pour but d'être agréable pour... les hommes", affirmait de son côté Marlène Schiappa suite à l'appel initié par Alyssa Milano.
Des critiques auxquelles avait réagi la documentariste féministe Ovidie. Cette dernière percevait alors en ces observations un malaise global à l'idée d'envisager la sexualité comme "un outil de négociation". Pour Ovidie, "nos attaques contre la grève du sexe sont à côté de la plaque".
Dans une tribune publiée sur le site de l'Obs, elle expliquait ainsi : "Le sexe est au coeur de transactions économico-affectives, c'est un fait, ça s'appelle le patriarcat et ça n'a malheureusement toujours pas été aboli. Dans un monde parfaitement égalitaire, les femmes pourront avoir des rapports sexuels pour elles-mêmes. Dans ce monde égalitaire, il n'existera plus de dissymétrie de plaisir, et les hommes hétérosexuels se sentiront concernés par les droits reproductifs sans que nous ayons besoin de faire ceinture".
Et la militante et autrice de fustiger : "Alyssa Milano a fait une proposition politique et en réponse, nous focalisons sur des problématiques individuelles. Elle dit 'droit à l'avortement', nous lui répondons 'plaisir'. Cette critique est hors de propos. Faisons-nous semblant de ne pas comprendre ?".
La grève du sexe a donc le mérite de faire cogiter, au sein même des mouvements féministes. A toutes les femmes, elle préconise de ne jamais baisser la garde concernant le respect du droit à l'avortement. Elle ravive également ce slogan majeur : "l'intime est politique". Ainsi que cet autre intitulé encore très présent dans les manifestations : "Mon corps, mes choix". Et si le concept divise volontiers, le pourquoi de cette lutte et son urgence, quant à elles, ne se démodent pas. Loin de là.
"L'avortement est toujours une question politique. Ainsi depuis quelques décennies aux Etats-Unis, à chaque élection importante, la question de l'avortement se pose. Ce n'est pas un enjeu de moeurs, mais une question politique majeure. L'arme première des femmes est le sexe et le ventre", rappelle ainsi la philosophe de la pensée féministe Geneviève Fraisse.
D'autant plus majeure à l'heure où la sexualité est repensée, à travers des critiques de l'hétéronormativité, de l'injonction au couple et du patriarcat. Ainsi sur ses réseaux sociaux la pornographe féministe Olympe de G relate depuis des mois sa "grève de l'hétérosexualité". Une grève individuelle cette fois-ci, qui vise à se libérer "de la charge sexuelle : celle de la séduction amoureuse, de la santé sexuelle, de la contraception", dit-elle.
En parallèle, des oeuvres à succès comme le dernier essai de Mona Chollet, Réinventer l'amour, ou le podcast de Victoire Tuaillon, Le coeur sur la table, interrogent frontalement les rapports de pouvoir auxquels se confrontent l'intimité féminine, notamment dans le cadre des rapports sexuels entre hommes et femmes. Décortiqué, déconstruit, le mot "sexualité" y affirme comme jamais toute son évidence contestataire.
La grève du sexe n'a donc pas fini de faire débattre.