Il est minuit, un lundi soir. Comme depuis quelques semaines maintenant, on rechigne à s'endormir. La journée a été longue, on est claqué·e comme jamais, et pourtant, impossible de décrocher nos yeux d'Instagram, de TikTok, de Twitter - voire de Wikipédia et de sa source inépuisable d'infos sur telle ou telle personnalité oubliée. On se laisse peu à peu prendre dans un tourbillon digital, happé·e par un contenu puis l'autre, une vidéo puis l'autre, un article puis l'autre.
On se passionne d'un coup pour des sujets pas franchement urgents (quoique), entamant dans la nuit noire une enquête palpitante sur le quotidien actuel de l'actrice qui jouait Ninon dans Plus belle la vie, ou de Frank des 2be3. Une chose en entraînant une autre, on finit par s'enfiler des extraits d'une biographie de mille pages sur les Romanov, puis par mater le live du porte-parole du gouvernement Gabriel Attal et de la youtubeuse EnjoyPhoenix. Allez savoir.
On ne réussira à s'extirper de ce piège numérique qu'une bonne heure plus tard, nos paupières trop lourdes pour continuer à suivre le rythme effréné de nos pouces qui scrollent - disons-le - sans grand but. Et demain, aussi fatigué·e sera-t-on, on recommencera certainement ce rituel discutable. Classique.
Pourquoi s'infliger ça, au juste ? Plusieurs expert·e·s anglophones ont la réponse, et ça commence par nommer ce phénomène à l'ampleur croissante. "Revenge bedtime procrastination", ou la procrastination du coucher par vengeance, pourrait-on grossièrement traduire en français. Un terme venu de la Gen-Z chinoise qui toucherait des milliers d'internautes en mal de temps perso à travers le monde. L'une d'elles, Saman Haider, 20 ans et étudiante en médecine dans l'Iowa, en a témoigné sur TikTok dans une séquence qui cumule aujourd'hui plus de 15 millions de vues et des tonnes de commentaires compatissants. C'est dire si ça parle.
Maintenant, reste à l'expliquer.
Le contrôle. C'est bien de cela qu'il s'agit, estiment les spécialistes. De récupérer autant que faire se peut quelques minutes/heures en tête-à-tête avec soi-même dans un quotidien confus, difficile à maîtriser, et depuis quasi un an estampillé Zoom-boulot-dodo. "[Ce] n'est qu'un cri des gens surmenés, qui essaient en réalité de repousser un peu l'heure du coucher afin de pouvoir revendiquer du temps pour eux-mêmes", décrypte à CNN le Dr Rajkumar Dasgupta, professeur adjoint de médecine clinique à la Keck School of Medicine de l'Université de Californie du Sud, à Los Angeles.
Pour Ashley Whillans, chercheuse en sciences du comportement à Harvard Business School, c'est aussi la preuve que bosser de la maison engendre des dégâts considérables sur notre santé mentale. "Nos journées de travail durent plus longtemps parce qu'il n'y a pas de séparation claire du moment où nous devons nous arrêter", analyse-t-elle auprès de Glamour US. Et ce n'est pas sain. "Le détachement émotionnel du travail est extrêmement important pour la satisfaction professionnelle. Mais le rituel de fin de journée a disparu dans l'environnement virtuel."
En procrastinant notre heure de coucher de la sorte, on se venge de ne pas avoir pu s'accorder de réels moments de détente plus tôt, et on essaie frénétiquement de les rattraper. Et puis, on recherche aussi un lien social essentiel, largement réduit avec la pandémie. Une façon de respirer, donc, qui n'est cependant pas sans conséquences.
Le problème avec cette habitude devenue commune, c'est qu'elle a tendance à être contre-productive. Plutôt que de nous changer les idées pour mieux nous relaxer d'un stress ambiant, elle finit par l'augmenter. "Nous savons que le simple fait de scroller sans réfléchir et de ne pas interagir de manière significative augmente notre stress au lieu de l'atténuer", rappelle ainsi Vaile Wright, directeur de l'innovation en matière de soins de santé à l'American Psychological Association.
De plus, le manque de sommeil qu'elle implique risque lui aussi d'affecter sérieusement notre bien-être physique comme mental. On sait notamment que ne pas dormir suffisamment longtemps augmente le stress (tiens, tiens) et peut à force affecter notre mémoire ou augmenter les risques de dépression.
Heureusement, la "revenge bedtime procrastination" se soigne vite et "très facilement", assure de son côté le psychologue clinicien Michael J. Breus à HelloGiggles, qui souligne au passage que ce comportement est à ne pas confondre avec un trouble du sommeil comme l'insomnie par exemple. Il l'affirme : ça n'a rien à voir, et il suffit de le corriger en adoptant d'autres réflexes plus adaptés au coucher.
D'abord, en essayant de déplacer cette pause privilégiée - mais nocive - à plus tôt dans la journée. A la pause-déjeuner, par exemple, ou en pleine après-midi. 15, 20, 30 minutes rien qu'à soi qui éviteront d'attendre le dernier moment pour en profiter. On les passe à aller se promener, à téléphoner à un·e ami·e pour se confier, à lire, à manger, à écouter un podcast qui nous donne l'impression de s'évader.
Si le soir reste le seul créneau envisageable pour décompresser, le Dr Breus avise fortement de se forcer à ne pas avoir recours aux écrans. En réglant son téléphone en mode avion et en le laissant là où nos mains (une fois celles-ci dans le lit) ne peuvent l'atteindre. Dans la cuisine, sur la commode, sur l'étagère : peu importe, tant que c'est assez loin pour ne pas y retourner cinq minutes plus tard. A la place, on tente des "activités qui promeuvent le sommeil", encourage l'expert. Respiration, méditation, discussion avec celui ou celle qui partage notre couette (ou pas, d'ailleurs), musique, bruits blancs...
Tout ce qui prépare notre esprit à lâcher prise, finalement, pour mieux se reposer et aborder le lendemain. Une perspective qui donne envie et qui, si quelques semaines seront certainement nécessaires pour se faire à cette nouvelle routine déconnectée, ne peut que nous apaiser.